#chroniquefd - Une crise qui contracte le temps

C’est l’époque qui veut ça. La vitesse est assurément une valeur en pleine accélération dans nos sociétés, et la crise sociale en cours n’a pas manqué, paradoxalement et dans toute sa longueur, d’en faire la démonstration.

Morceaux choisis ? Pas encore abouti, le mouvement social vient déjà d’entrer dans l’histoire, numériquement s’entend, par l’entremise d’une incroyable et touffue chronologie Web qui a fait son apparition, il y a quelques jours, dans un coin du cyberespace près de chez vous.


Le processus d’archivage et d’éternisation d’une crise pourtant toujours en train de tourner sur elle-même, est l’initiative d’un citoyen presque anonyme : Xavier K. Richard, responsable entre autres des réseaux sociaux à Radio-Canada. Baptisée Grandes Gueules inventives (ggi.xkr.ca), cette fenêtre sur l’histoire qui s’écrit propose de replonger dans les grandes dates et moments forts du mouvement par l’entremise de vidéos, de photos, de documents placés sur la Toile. Et ce, du premier désaccord entre les partis, apparu le 6 décembre 2010, jusqu’à la dernière apparition d’un panda dans la foule, dimanche dernier.


Sur cette ligne de temps (timeline, comme nous forcent parfois à dire les Anglos dans les univers numériques), la première vidéo revendicatrice des étudiants, datée du 13 février et marquant le début de la grève, y côtoie les appuis formulés par les écrivains, par des personnalités publiques, l’allocution remarquée de Gabriel Nadeau-Dubois le 13 avril sur les ondes du canal VOX, la première entente de principe, les fumigènes dans le métro, le rejet de l’entente, le deuxième round de négos, l’arrivée des casseroles, la cartographie dynamique des manifestations… Entre autres et pour la postérité, ou si peu.


Les tensions sociales donnent des ailes à la rapidité, et pas forcément pour le mieux, par contre. Un doute ? Il y a quelques jours, une pharmacie du Plateau Mont-Royal - forcément ! - appartenant à l’empire de la pilule, du maquillage à bas prix et des nouilles ramen en spécial, Jean Coutu pour le nommer, a décidé d’offrir à sa clientèle un rabais-surprise sur… les casseroles. On précise pour les personnes atteintes de surdité : depuis quelques jours, des citoyens tapent de la casserole dans les rues le soir vers 20 h pour protester contre tout et un peu contre la loi 78 visant à encadrer le principe de manifestation.


Une photo, lancée il y a moins de 48 heures sur le réseau Twitter, résume cette récupération commerciale de la colère citoyenne. Une récupération qui vaut 9,99 $ et qui s’applique à l’achat de l’ustensile de cuisine « jusqu’au règlement du conflit », peut-on lire.


Amusant ? Oui, mais certainement pas pour les bonnes raisons.


Bien sûr, faire de l’argent en exploitant l’exaspération collective n’a rien de très exceptionnel. Ce qui l’est par contre, c’est la vitesse avec laquelle la pharmacie est passée à l’acte, à peine plus d’une semaine après le début du mouvement. En comparaison, il aura fallu attendre plus de 35 ans avant que le monde des affaires ne fasse apparaître l’image de Che Guevara - oui, l’icône éculée - sur des t-shirts, des affiches, des lecteurs mp3… ou des marguerites blanches dans des voitures allemandes dans l’espoir de faire de l’argent avec.


De « exceptionnel », Jean Coutu fait même entrer ce détournement dans la catégorie des choses remarquables en liant ce « rabais-surprises » à des casseroles probablement fabriquées en Chine - à ce prix-là, peu de chance qu’elles viennent de Valleyfield ! -, et ce, pour des manifestants qui sont parfois dans la rue pour dénoncer les dérives du néolibéralisme, pour déplorer la délocalisation d’emploi, la marchandisation de tout et globalement l’absurde, selon eux, d’une économie bizarrement mondialisée qui fait perdre des emplois, des repères, du sens, des valeurs sociales… De bien jolies contradictions, en somme, pour remplir ses tiroirs-caisses tout en donnant l’impression d’être en phase avec l’air du temps, et qui bien sûr donnent envie d’ajouter un sujet d’indignation sur le cul de sa casserole.


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Pas besoin d’être allé à l’université pour le savoir : quand on joue avec des allumettes, ça peut parfois faire des dégâts.


Dimanche, les organisateurs du Grand Prix de Montréal ont décidé d’annuler la journée portes ouvertes, qui devait se tenir jeudi, en raison de menaces de perturbation de la course automobile proférées dans les derniers jours par certains groupes étudiants tout comme par des groupes versés dans la lutte contre le capitalisme. Et bien sûr, il est plutôt odieux de s’en réjouir.


C’est qu’à des années-lumière des questionnements esthétiques, moraux ou sociaux touchant cet événement qui fait rouler ses mécaniques (et son mauvais goût) avec ostentation chaque année sur le circuit Gilles-Villeneuve, cette journée est, dans la semaine de festivités qui encadre la course et ses préliminaires, sans doute l’une des plus pertinentes en permettant à toute une collection de citoyens financièrement tenus éloignés du Grand Prix de s’en approcher le plus près possible, sans délier les cordons de leur bourse.


On s’entend. Cette ouverture de portes vise aussi à donner bonne conscience aux organisateurs de la course et à faire oublier pendant 24 heures le bling-bling alentour. Elle fait aussi rêver des p’tits gars pendant des mois précédant leur visite des puits avec leur père, pour contempler les « machines ». Et son annulation donne désormais un sens un peu plus désagréable à l’expression : « visa le noir, tua le blanc ».

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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