Laissez passer les poissons !

D’entrée de jeu, je dois dire que l’hydroélectricité est une énergie dont l’empreinte écologique est nettement inférieure à celle des combustibles fossiles même si cette énergie bleue est généralement considérée comme supérieure à celle des énergies vertes renouvelables, comme l’éolien et le solaire. Mais on doit se demander pourquoi l’empreinte écologique de notre formidable production d’hydroélectricité ne fait pas encore l’objet d’une politique de réduction de son empreinte historique. Si cette filière énergétique contribue à réduire notre bilan national de gaz à effet de serre (GES), elle a souvent d’importants impacts sur la biodiversité.

Un de ces principaux impacts résulte du fait que les barrages constituent des obstacles infranchissables pour les poissons. Certes, il y a des barrages construits à des endroits que les poissons ne pouvaient historiquement remonter en raison de la hauteur des chutes naturelles. Mais ces chutes charriaient vers l’aval des poissons venant d’en haut, alimentant cette mixité biologique qui est à la base de leur résilience, le pilier de la biodiversité. Quand de puissants cours d’eau abritent des espèces anadromes, comme le saumon, l’accès à l’amont des rivières est d’autant plus important qu’elles s’y reproduisent généralement.


Sur le Saint-Laurent, les barrages de Beauharnois et de Moses Saunders, près de Valleyfield, ont contribué énormément au déclin de l’anguille migratrice et de l’alose.


Mais même si les chercheurs ont établi l’importance de ces impacts depuis des décennies, personne n’a encore pensé à mettre en place un plan de restauration systématique des chemins d’eaux dont bénéficiaient les espèces aquatiques avant la construction des grands ouvrages. Dans beaucoup de cas, il s’agirait d’initiatives nettement favorables au soutien de la biodiversité.


Le Québec compte, selon les chiffres fournis au Devoir par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (MDDEP) 1773 barrages d’une hauteur de plus de 2,5 mètres. Il y en aurait autour de 6000 si l’on tient compte de tout ce qui a plus d’un mètre de hauteur, mais le chiffre n’a pu être officiellement confirmé. Du côté d’Hydro-Québec, on nous affirme posséder 579 des barrages de plus de 2,5 mètres et 97 « ouvrages régulateurs », des évacuateurs de crues en langage populaire.


Du côté du MDDEP, on ignore totalement le nombre d’« échelles à poissons » fonctionnelles dans la province. Chez Hydro-Québec, on a au moins des chiffres précis : sur un total de 676 ouvrages qui bloquent pour la très vaste majorité des cours d’eau, on compte seulement onze « systèmes de montaison », comme on les appelle.


Je me souviens d’avoir couvert dans les années 1980 les audiences publiques sur la réfection de l’évacuateur de crue du barrage hydroélectrique de la rivière Des Prairies, qui a noyé l’historique Sault-au-Récollet que portageaient les engagés et les coureurs des bois. L’embouteillage monstre qui survient chaque année au pied du barrage, quand les aloses remontent de la mer, avait alors justifié la construction d’une passe migratoire dans laquelle Hydro-Québec a investi des millions. Avec de maigres résultats, il faut l’avouer. Entre le « pipi » qui sort de cette passe et l’énorme bouillon en provenance des turbines, les poissons font évidemment l’erreur de penser que la rivière provient plutôt de ce côté…


Pour certaines rivières, comme la Mitis, Hydro a opté pour la stratégie des « saumons à roulettes ». On les capture dans une cage au pied du barrage et on les remonte en camion vers l’amont. Mais pour contourner sur la rivière Madeleine, en Gaspésie, une magnifique chute de plusieurs dizaines de mètres toujours naturelle, les gestionnaires de cette ZEC exceptionnelle entretiennent une « échelle à poissons » d’une redoutable efficacité. Elle pourrait servir de modèle pour plusieurs cours d’eau de la Côte-Nord où Québec autorise des barrages sans que son ministère de l’Environnement exige systématiquement, tout comme le BAPE d’ailleurs, la construction de passes migratoires. Cette exigence pourrait s’appliquer d’ailleurs même là où les poissons ne pouvaient historiquement passer afin de favoriser la croissance des populations à titre de compensation environnementale.


Certains diront que ça va coûter plus cher. Mais oui, et c’est normal. Pourquoi des entreprises seraient-elles obligées d’installer à grands frais des systèmes antipollution pour préserver l’environnement et que ceux dont les projets artificialisent des milieux naturels aux dépens de la biodiversité n’auraient pas à débourser, eux aussi, le coût inévitable de la réduction de leur empreinte écologique ? Avec les milliards qu’Hydro-Québec empoche, il serait peut-être temps de lancer un programme réparti sur 20 ans d’installation de « systèmes de montaison » permanents sur tous les barrages, quitte à sacrifier une partie non négligeable de l’eau qui passe présentement par les turbines. On pourrait alors récupérer, au besoin, l’énergie sacrifiée avec quelques grandes éoliennes !

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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