S’élancer vers l’amour


	Sur les balançoires musicales et poétiques du Quartier des spectacles, la poète Hélène Dorion et Joblo parlent d’amour et des raisons du coeur.
Photo: - Le Devoir
Sur les balançoires musicales et poétiques du Quartier des spectacles, la poète Hélène Dorion et Joblo parlent d’amour et des raisons du coeur.

Notre rencontre avait déjà eu lieu, dans les anses de la poésie, la sienne, dans les dédales des mots, les miens, dans l’intensité qui nous lie. Mais lit-on seulement Hélène Dorion ? On la ressent, plutôt. On peut s’aventurer dans sa poésie comme on se balade dans une forêt inconnue, tous les sens en alerte, l’oreille aux aguets et le vent qui vous murmure ses secrets. Elle s’immisce partout, nous prend au dépourvu, nous met à nu ; on frissonne, on se pelotonne dans sa petite laine intérieure et on repart de plus belle la rejoindre sur ses sentes de poète, plus sage que maudite.

Son dernier recueil (parce qu’on s’y recueille) est encore tout chaud, sous le titre de Coeurs, comme livres d’amour. Quel joli détour que l’amour, socle de l’élan poétique. Quel bel endroit où se percher que ces lignes frêles dans ses mondes fragiles.


Lorsqu’on ouvre un livre de Dorion, on conclut un pacte, celui de se laisser déranger, lecture exigeante qui nous ramène au coeur, à l’essence de soi, à se faire et se refaire.


Devant moi, Hélène Dorion, philosophe, yogini, amoureuse, à fleur de thé au gingembre. Je sirote un lassi aux mangues et au lait de coco en l’écoutant parler d’amour. Hiatus en dehors des impératifs, comme seul l’amour peut l’imposer. Je lui ai demandé une liste de ses livres d’amour, elle qui s’est dépouillée, l’année dernière, de sa collection de 8000 livres pour en faire don à la bibliothèque de Sainte-Adèle. Trente ans de mots et de silences, de pages tournées, accessibles à tous dans « l’espace Hélène Dorion ».


Elle aura peut-être conservé Le Petit Prince, son premier livre d’amour à célébrer l’invisible, lu par une institutrice lorsqu’elle était encore une petite tête blonde aux yeux buvards. « L’essentiel n’est pas le visible. Et Dieu sait qu’on n’a pas assez d’une vie pour se le rappeler », me glisse cette femme de beaucoup de mots qui considère la poésie comme « l’amour du peu ».


Aimer, c’est donner


Son superbe L’étreinte des vents s’épanchait sur la rupture amoureuse, le deuil, le déchirement. En écho, trois ans plus tard, Coeurs, comme livres d’amour arrive avec la saison du désir et des accouplements, célèbre l’amour retrouvé, le miracle, le mirage, la lumière particulière de cet éclat, un hommage à l’être aimé. « On attend quelque chose de quelqu’un. L’autre arrive comme une promesse de combler une attente. Mais on va d’insatisfaction en insatisfaction, dit-elle. Alors que l’amour est à l’intérieur de soi. On découvre que notre capacité d’aimer ne peut pas nous être enlevée. C’est le cadeau de l’amour : on n’attend plus. »


Elle a une jolie expression pour parler de la vie qui bascule, des livres que l’on quitte : « Souffler sur le mandala ». Et lorsqu’on est face à la perte, au vide d’amour, « on ne pense pas que ça va rebourgeonner ». Et pourtant… « Il faut laisser faire la vie. Toute création vient du mouvement. Dès qu’on veut figer une relation, soi, la vie s’échappe », pense la poétesse, qui vient de célébrer ses 54 ans.


Lorsqu’elle parle d’amour, Hélène Dorion oppose le relatif qui rencontre les contingences, l’absolu qui va au-delà des personnalités. « Âme et coeur sont voisins sur la même rue ». Dommage que le mot « âme » soit encore si mal reçu au Québec, en raison de ses connotations religieuses. Oui, admet-elle : « Cela nous prive de l’espace qu’est le sacré. »


Et comme une pierre précieuse, le don est au coeur de l’amour. « C’est un don illimité qui rencontre des limites, soutient-elle. On ne peut que donner. Il n’y a pas de limites dans le don. Dans « pardon » on « passe par le don » aussi. L’amour qu’on donne, c’est toujours celui qu’on reçoit. On sert l’Autre ou on sert l’Amour. Si les deux amoureux sont au même endroit, il n’y a pas de lutte de pouvoir. L’amour devrait être une forme de détachement. Se détacher de ce que l’Autre a à nous donner. »


Pureté et intimité


Hélène Dorion pourrait s’enfler l’ego si elle n’était si attirée par le bouddhisme : Prix du Gouverneur général, prix de l’Académie Mallarmé, officier de l’Ordre du Canada et chevalier de l’Ordre national du Québec, ses textes mis en musique ou traduit en russe, en serbe et en catalan, la liste des honneurs n’en finit plus et elle vit de sa plume, un phénomène rarissime en poésie.


Grâce à son bassin de « vrais » lecteurs, fidèles et constants comme pour un Michel Tremblay ou une Marie-Claire Blais, elle a pu consacrer sa vie à la fragilité ou au « hasard vaincu mot par mot », comme Mallarmé décrivait le poème.


Publiée et louangée en France, elle connaît bien le monde de l’édition, a dirigé Le Noroît pendant 10 ans, et poursuit sa quête sans un regard en arrière. La poésie est son instant présent, libéré du passé, dégagé du futur. « C’est un précipité de langage au fond de l’éprouvette », résume-t-elle. Elle ne travaille pas sur ce qu’elle connaît déjà, laisse plutôt les mots chercher pour apprendre en chemin : « Quelqu’un qui ne me lit pas ne peut pas me connaître. L’essentiel de ce que je suis est là. »


Portée par la nature aimante qui l’aiguille, déploie ses ailes d’horizon, Hélène Dorion doit s’exiler de plus en plus loin, s’éloigner de l’agitation pour trouver le silence et renouer avec les fils épars de l’intime. La poésie a sa propre musique, mais il faut faire taire l’orchestre pour l’entendre.


Écrire… Elle me cite Rilke : « Pour décrire un vol d’oiseau, il faut longtemps regarder voler un oiseau. »


Et pour écrire sur le coeur, il faut beaucoup l’avoir écouté battre.


 

cherejoblo@ledevoir.com

Twitter.com/cherejoblo

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«Cœur : où le noir nous instruit de l’aube où s’épuisent les saisons où frémit le désir où se froissent nos souffles où s’accordent les blessures où l’on cueille la lueur où l’âme est comblée où commence et s’achève le poème.» Cœurs, comme livres d’amour, Hélène Dorion

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Aimé Éloge de l’amour, un essai philosophique d’Alain Badiou interviewé par Nicolas Truong. Entre la vision naturaliste qui fait de l’amour un valet de la reproduction et la vision religieuse qui en fait un état second, Alain Badiou s’interroge sur toutes sortes d’aspects de cet élan incontrôlable, y compris sur la poésie, la politique, la fidélité, la durée. « Parce que, au fond, c’est ça l’amour : une déclaration d’éternité qui doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. Une descente de l’éternité dans le temps. C’est pour cette raison que c’est un sentiment si intense. »


Adoré Les plus belles lettres de femmes de Laure Adler Stefan Bollmann, magnifique ouvrage à offrir pour la fête des Mères. Les femmes ont été de grandes « écriveuses », épistolières avant la lettre. Et c’est par ce genre que certaines grandes écrivaines se sont distinguées. Lettres d’amour, certes, mais aussi lettres maternelles (Calimity Jane à sa fille !), lettre de la mère de Colette à son gendre qui refuse une invitation à leur rendre visite sous prétexte que son cactus rose va fleurir. Lettres surannées, lettres d’antan, lettres de voyage ou d’amitié, bien avant les courriels qui se perdront dans le nuage.


Lu La délicatesse, le roman de David Foenkinos porté à l’écran par l’auteur et son frère Stéphane, dans lequel Audrey Tautou tient le rôle de Nathalie, qui devient une jeune veuve et met du temps à repartir l’horloge du coeur. J’ai abandonné le roman à moitié (dix prix littéraires, vendu à 700 000 exemplaires, traduit en 21 langues, un succès, je sais), même si c’était plutôt bien écrit. Et me suis endormie un brin en visionnant le film. Ça tombe à plat et tous les ingrédients de l’amour sont là. Ça me rappelle un gars… En salle aujourd’hui.



Mis les livres, films et chansons d’amour préférés d’Hélène Dorion sur mon blogue (voir Joblog). On peut aussi visiter son site (www.helenedorion.com), très complet, pour connaître toutes les activités où elle est impliquée.
 

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JOBLOG

La soif du bonheur

La nouvelle série radiophonique de Mario Proulx et d’Eugénie Francoeur prend l’antenne du 30 avril au 4 mai à 14h à la Première chaîne de Radio-Canada. Après la santé, la mort et les enfants, voici le bonheur, comme sujet sur la quête de sens. Je dévore le livre en ce moment (Bayard), composé d’entrevues avec les protagonistes de l’émission sur le bonheur : le psy Christophe André, Pascal Bruckner (le plus grand business du xxie siècle, selon lui), Christian Bobin, Alexandre Jardin, pour ne nommer qu’eux. Oui, le bonheur, mais aussi l’art, le pardon, la gratitude et la poésie. « Pour moi, la poésie est la saisie intuitive la plus profonde de cette vie. Elle est plus profonde que les microscopes, elle est plus sûre que les alignements infernaux de chiffres de l’électronique », dit Bobin. À écouter et à lire.


http://fr.chatelaine.com/ blogues/jo_blogue

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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