Émotionnez-nous

Deux légendes soulevées par la puissance d’une chanson. Hello reprise par Lionel Richie et Ginette Reno à Star Ac 2012.
Photo: © OSA Images Deux légendes soulevées par la puissance d’une chanson. Hello reprise par Lionel Richie et Ginette Reno à Star Ac 2012.

Ça m'a frappée durant les longues minutes de liesse collective qui ont suivi le «Hello!» de Ginette Reno et Lionel Richie à Star Académie. Le délire de la foule, une masse soulevée un instant par... l'émotion. Puis, la semaine suivante, lors de la grande finale, l'équipe de «Julie» en rajoutait une couche: encore plus d'émotion. À tel point que les deux candidats restants n'avaient plus tellement d'importance, pantins prétextes à projection. Sophie ou Jean-Marc, blanc bonnet, bonnet blanc, peu importe le perdant, tout le monde en sort gagnant: on pleure, on s'extasie, on en perd ses mots, on crie, bref on s'émotionne et on remercie, qui son village, qui ses parents.

Même si c'était la première fois que j'accrochais à l'hameçon de Star Ac, même si je ne connaissais pas les angoisses de Val-d'Amour ou de Rivière-Ouelle, je vivais une émotion intense et j'étais partante pour tout. Le numéro de René Angelil en derviche tourneur sur une chanson de Jean Leloup passera à l'histoire, et j'étais même prête à me farcir une vidéo-promo du post-partum de Céliiiiiiiine ou à sourire en entendant PKP se faire appeler «Madame Snyder».

J'ai tout avalé en bloc car à suranalyser, on tue l'émotion, c'est bien connu. C'est d'ailleurs le drame de tous les intellectuels catégorie «cérébrale»; ils passent à côté du palpitant et se tâtent le mou en se demandant s'ils font de l'arythmie cardiaque ou s'ils ont forcé la dose de Nespresso quand le coeur bat.

Mais que ce soit Star Ac, la marche du 22 mars ou celle du 22 avril, que ce soit La ruée vers l'or (autre téléréalité de TVA), Le Titanic en 3D ou les problèmes d'approvisionnement en morphine dans les hôpitaux (pushers demandés!), tout est matière à émotions fortes, revisitées ou non. Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, disait Musset. Peu importe la cause, pourvu qu'on se sente exister.

Notre époque se confond en émotions et nous ne nous sentons vivre qu'au prix de ces vagues successives de «Oh!» et de «Ah!», de vases communicants (des indignés de l'automne aux grèves étudiantes du printemps, il n'y a qu'un hiver à fourbir des pancartes), de débordements de rivières prévus, de crues printanières et autres mouillures de l'esprit.

Et moi, et moi, et moi

Pourquoi l'émotion? Pourquoi maintenant? N'en a-t-il pas toujours été ainsi? Dans un petit livre réédité sur papier bible chez Marabout et très en phase avec le zeitgeist (même s'il remonte à 2001), Le culte de l'émotion, le philosophe Michel Lacroix s'interroge sur ce «pis-aller». Selon lui, nous brisons un tabou vieux de cinq siècles en mettant fin à une tradition de répression émotionnelle. «La courbe de la répression des affects qui n'avait cessé de s'accentuer depuis la Renaissance atteint de nos jours un point de retournement pour amorcer son déclin.»

Une manifestation de l'individualisme, le retour à l'émotion serait un moyen d'être soi-même. «Elle tire sa séduction du fait qu'elle se présente comme la clé de l'épanouissement personnel», écrit Lacroix, qui croit que nous cultivons le romantisme de l'émotion jusqu'à la surstimulation sensorielle et l'overdose.

Et ce n'est pas un hasard si ce repli dans la vie affective frappe de plein fouet le début du XXIe siècle puisqu'il correspond à une époque où l'on voit poindre à l'horizon des changements profonds. «Un processus irrésistible, lié aux nouvelles technologies et à la mondialisation, entraîne la planète vers un futur que personne ne contrôle. Nous savons pertinemment que nous ne serons pas les acteurs de cette évolution, mais seulement ses spectateurs impuissants. Alors, faute de pouvoir agir, nous nous émouvons», souligne Lacroix. «Puisque le monde extérieur n'offre pas de prise à mon action, pense l'individu, il ne me reste qu'à exercer mon pouvoir sur mon âme. Celle-ci au moins se laissera remuer par les vibrations que je déclencherai. Le changement, qui s'avère impossible à l'extérieur, est redirigé vers l'intériorité.»

Est-il utile de rappeler que l'étymologie d'«émotion» signifie «qui est mis en mouvement»?

La masse émouvante

L'authenticité est à la hausse, la cérébralité à la baisse, le savoir-vivre aussi, qui représente une répression sociale ayant pour but de codifier les émotions sous une forme admise et tempérée.

«Je sens, donc je suis» est le nouveau credo accessible pour tous. «Votre vie sera mieux employée si vous vous appliquez à sentir plutôt qu'à penser», lit-on dans ma nouvelle bible. On privilégie le cerveau droit, intuitif, émotif et artistique, dans toutes les sphères de l'existence, y compris la politique et son contre-pouvoir que sont les manifestations, revenues au goût du jour.

«Ces rassemblements émotionnels ne sont-ils pas le signe qu'il y a dans notre société une énergie collective latente, flottante, prête à se libérer à l'occasion d'un événement quelconque, à se fixer sur n'importe quel objet?», pense le philosophe.

Quoi qu'il en soit, notre époque impose elle aussi ses codes, même dans la liesse des manifs: il faut avoir l'air détendu, cool, rappelle l'auteur de ce petit essai très juste. On n'admet pas la tristesse en public, pas davantage que la colère, pour des raisons d'association avec les valeurs militaires et de machisme qu'incarnent naturellement les forces policières.

Le lien social représenté par le gouvernement ne suffit plus. On s'en tricote un autre, plus émotif: «Il faut que leur âme puisse se dilater, se soulever, s'unir par une sorte d'identification à la communauté de leurs semblables. Qui n'a goûté au délicieux plaisir de chavirer dans la masse, d'être possédé par la fièvre de la foule, saisi par sa puissante énergie?», écrit encore Lacroix.

Les marches collectives comme nouveaux rites sacrés. Plus besoin de clocher; voilà comme on peut interpréter cette fièvre printanière qui peut tout renverser: un gouvernement, un pays.

Si seulement on pouvait lâcher le Tylenol lorsqu'il s'agit d'aller voter pour en construire un.

Il faudrait peut-être demander aux Productions J (pour Julie) de nous élaborer une campagne électorale en mode téléréalité... Jean et Pauline qui chantent ensemble: «Hellooooo, is it me you're looking for?»

J'en pleure déjà.

cherejoblo@ledevoir.com
Twitter.com/cherejoblo

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Extrait
«Le zapping émotionnel impose sa loi. On vient de faire frissonner avec du danger? On doit aussitôt réchauffer avec de la tendresse. On a ri? Il faut faire pleurer. On a tremblé, on peut jouir. Les histoires seront pimentées avec ce qu'il faut de sexualité. On assombrit avec le deuil; on détend l'atmosphère avec la gaieté des enfants. On colorie avec la poésie. Les fictions télévisées ne sont, la plupart du temps, que d'ingénieux montages, des produits taillés dans la matière émotionnelle par la vertu d'un "copier-coller" analogue à celui des traitements de texte.» - Le culte de l'émotion, Michel Lacroix

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Et les zestes

Accroché la téléréalité La ruée vers l'or à TVA (mardi soir à 19h), pilotée par le journaliste Georges-Hébert Germain. Ça m'a rappelé la téléréalité historique Frontier House (PBS), de la même eau. Ces dix prospecteurs d'or volontaires — le fameux Klondike — refont une route périlleuse à pied et chargés comme des mulets à travers les Rocheuses. Ils nous ramènent 100 ans en arrière, ce qui n'est pas si loin, en 1100 kilomètres de portage et 800 km de navigation. Même à l'époque, le quart des troupes rebroussaient chemin devant la difficulté de l'expédition. Aucun gagnant, aucun perdant, que de valeureux participants qui n'ont pas froid aux yeux mais n'économisent pas leurs larmes non plus... À suivre

Cuisiné en dansant sur un disque de Mika, le chanteur pop britannique d'origine libanaise de la grande finale de Star Ac. J'ai hurlé «Mika! Mika!» avec la foule ce soir-là. Je me suis enflammée pour sa musique, sa petite gueule d'amour, sa voix, son histoire (il a déjà affirmé en entrevue qu'il était «bi»: l'art de ne pas sacrifier la moitié de son public) et le fait que la musique l'ait sauvé, plus jeune, alors qu'il s'était enfermé dans le mutisme. J'étais émotionnée comme une midinette. J'ai raté mon gâteau..

Entamé le livre Le second souffle de Philippe Pozzo di Borgo. Ça ne vous dit rien? On a tiré un film de ces confessions du directeur des champagnes Pommery qui se retrouve confiné à un fauteuil roulant à 42 ans, après un accident de parapente. L'amitié avec son «diable gardien» va propulser François Cluzet et Omar Sy dans le film Intouchables. Très hâte de le voir. En salle dès aujourd'hui. Quant au livre, il est bien écrit, touchant, et on sent qu'il a donné à son auteur la force de continuer. Aux dernières nouvelles, il «parapente» toujours!

Dévoré Intimité et autres objets fragiles, dix nouvelles de Marie-Ève Sévigny (Tryptique). Quel délice d'écriture. Rien qu'avec la première, l'histoire d'un urgentologue de 35 ans qui ouvre un «cabinet de consultation» dans le parc Dante après avoir été confiné à son fauteuil roulant, on pourrait tirer un film. En tout cas, ça m'a au moins tiré une larme. Et je n'ai pas lu la dernière nouvelle, histoire de me garder une poire pour la soif.

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JOBLOG

Zou bisou bisou

Quelle déception que les trois premiers épisodes de la 5e saison de Mad Men. Draper est plus bougon que jamais et la quarantaine ne lui sourit pas.

Même sa girl — Jessica Paré, Madame Draper 2 — n'arrive pas à faire grimper sa libido avec sa délicieuse interprétation de Zou bisou bisou, un hit rétro sur iTunes la semaine dernière.

Je l'ai acheté aussi. Je la chante tout le temps, partout, ça rend fou.

Et mon amoureux m'a promis de l'apprendre et de me l'offrir pour mon 50e anniversaire, déhanchements suggestifs compris.

En attendant ce moment hautement jouissif, j'ai renfilé les deux saisons de Downton Abbey et c'était encore meilleur réchauffé.

Comme quoi on a beau travailler en publicité, si l'on n'a pas compris que c'est l'émotion qui mène, on a tout faux.

http://fr.chatelaine.com/blogues/jo_blogue

À voir en vidéo