Le piège Internet
La nouvelle a fait le tour du monde en quelques jours. En France, Loys Bonod est devenu une vedette des médias. On l'a interviewé sur les radios populaires. Ce professeur de 36 ans a même participé à des tribunes téléphoniques. Une renommée à laquelle les professeurs de lettres classiques ne sont guère habitués, mais qui devrait attirer l'attention de tous les fanatiques des nouvelles technologies à l'école et autres twitterature.
Qu'a donc fait Loys Bonod pour avoir droit à une telle célébrité médiatique? Il a piégé ses élèves de première, ce qui équivaut à peu près à la première année du cégep. L'expérience vaut d'être racontée en détail tant elle illustre la naïveté du discours aujourd'hui dominant qui prêche l'utilisation tous azimuts des nouveaux médias à l'école.Ce jeune professeur du lycée Chaptal à Paris avait souvent été frappé de lire dans les dissertations de ses élèves des expressions syntaxiques obscures répétées dans plusieurs copies. En cherchant sur Internet, quelle ne fut pas sa surprise de les retrouver dans des corrigés de dissertation vendus sur la Toile pour moins de trois dollars.
Il y a plus d'un an, il a décidé d'en avoir le coeur net et de «pourrir le Web» à sa façon, dit-il. Dans sa bibliothèque, il sélectionne un très beau poème baroque de Charles de Vion d'Alibray, un poète du XVIIe siècle. Il crée un compte pour devenir contributeur de Wikipédia et modifie la notice du poète y ajoutant quelques informations farfelues. Il lui invente notamment une muse, Mlle Anne de Beaunais (bonnet d'âne), qui aurait inspiré au poète des vers lyriques et sombres.
Il publie ensuite des questions d'étudiants sur Internet commentant ledit poème. Il y répond aussitôt en se faisant passer pour un érudit. Ses réponses sont pourtant totalement ineptes et même délirantes. Il s'agissait de se donner un peu de «crédibilité» pour ensuite proposer à des sites payants des corrigés de dissertation. Ces corrigés sont évidemment lamentables et contiennent des fautes d'orthographe soigneusement dissimulées. On les publie pourtant intégralement, probablement sans les lire. Bonod utilise un nom d'emprunt qui ne s'invente pas: Lucas Ciarlatano!
À la rentrée scolaire, le professeur donne deux semaines à ses élèves pour commenter le poème. Il précise bien qu'il n'y a aucune recherche à faire, les élèves ayant déjà eu un cours sur l'époque baroque. Il s'agit d'un simple exercice de réflexion personnelle sur un texte par ailleurs magnifique. Résultat: 51 des 65 élèves ont plus ou moins recopié ce qu'ils ont trouvé sur Internet. Certains ont simplement récupéré de fausses informations sans les recouper, les vérifier ni citer leurs sources. D'autres ont recopié des paragraphes entiers trahissant une incompréhension totale du texte.
Cette anecdote ne serait qu'une supercherie sans conséquence si Loys Bonod n'en tirait une leçon qui devrait être gravée en lettres d'or dans toutes les classes: «les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique». Et il ajoute que «leur servitude à l'égard d'Internet va même à l'encontre de l'autonomie de pensée et de la culture personnelle que l'école est supposée leur donner. En voulant faire entrer le numérique à l'école, on oublie qu'il y est déjà entré depuis longtemps et que, sous sa forme sauvage, il creuse la tombe de l'école républicaine».
On dira que ce professeur est un vieil éléphant rabougri. Manque de chance, Loys Bonod est un passionné d'Internet qui publie même un blogue. Que nous apprend cette expérience originale? Que la Toile avec ses multiples notices anonymes n'est pas le lieu d'une information vérifiée et de qualité. Jamais ces élèves n'auraient reproduit de telles inepties s'ils étaient allés dans une bibliothèque. Les livres, les revues ou les banques de données qu'ils auraient alors consultés auraient été choisis par des bibliothécaires compétents. Ils auraient été publiés par des éditeurs au moins capables de porter un certain regard critique sur le texte et d'en corriger les fautes.
Jeter des élèves sans la moindre formation sur la Toile, c'est comme jeter un apprenti nageur à la mer en pleine tempête au lieu de lui apprendre à nager dans une piscine ou une baie abritée. Depuis quand apprend-on à marcher dans la rue Sainte-Catherine à l'heure de pointe?
Mais il y a pire. En cultivant la frénésie d'Internet, comme on le fait partout, on instille chez l'élève l'idée encore plus nocive qu'il peut avoir accès à la connaissance en un seul clic. Et surtout sans le moindre effort. On cultive donc ainsi sa dépendance à l'égard d'autrui. Pressés de se précipiter sur l'écran, la plupart des élèves du lycée Chaptal n'ont même pas pris le temps de lire attentivement le sonnet que leur professeur avait soigneusement sélectionné pour eux. L'eurent-ils fait qu'ils auraient déjà eu quelque chose à écrire.
Ce professeur n'est pas un ennemi d'Internet. Au contraire. Simplement, un professeur cultivé et compétent qui refuse de succomber à la dictature de l'air du temps. Et Loys Bonod de conclure: «On ne profite vraiment du numérique que quand on a formé son esprit sans lui.»