La sève dans nos veines

En attendant les premiers bouillons. Faire les sucres, c’est prendre le temps.
Photo: Source: Josée Blanchette En attendant les premiers bouillons. Faire les sucres, c’est prendre le temps.

Appelons ça une idée de diabétiques dans le déni. Ou un beau flash de citadins qui veulent se faire des accrères. Une flaque d'eau transformée en miel, nos noces de Cana sucrées. Et pas n'importe quel miel, un d'importance, à bénir d'urgence, de l'or liquide fabriqué par la terre, le vent, la neige, le soleil, les arbres et la sueur d'homme.

Notre première cuvée de sirop d'érable estrien: 10 pots de 250 ml au final, un cru diurne et un autre vespéral, mais un apprentissage de tous les instants qui vaut son pesant de sève.

Si on calcule le travail: trois heures par pot, incluant l'entaillage de 30 érables, le ramassage de l'eau, la consultation frénétique des sites de météo, l'évaporation, le filtrage et la mise en marché... Locavore, on dit, je crois.

Si on ne risque pas de faire une cenne avec ce nouveau passe-temps, par contre cette fabuleuse expérience aura été l'occasion d'une initiation au métabolisme complexe des sucres simples et naturels, au 2 % qui devient du 67 %, aux 40 litres qui s'évaporent pour n'en faire qu'un.

Du concentré, du pur jus, du pas-trafiqué, du bio, du boisé, du cueilli à la main par un enfant de huit ans. Oui madame, on exploite tout ce qui bouge, même celui de 14 ans qui a l'humérus décousu; il donne un coup de main pour filtrer. Et pour le cours de chimie 101, y a pas de relâche, c'est mieux que l'école, ils ont appris à manier le densimètre à sirop, le thermomètre à bonbon, le baromètre et le papille-o-mètre (test de goût).

Nous sommes combien, dans la province, à fabriquer notre sirop sans tubulure, à mains nues, dans le plus pur raboudinage de mémoire de patenteux? Quelques seaux accrochés à l'arbre par une matinée de dégel où le printemps vient te narguer d'un peu trop près, et c'est parti. Les traditions se perpétuent et seuls les arbres en sont témoins.

Ce violon d'Ingres diurne et nocturne (on se lève la nuit pour surveiller l'évaporation) peut vite devenir une passion et occuper toute la lune d'érable, comme l'appelaient les autochtones.

Nous sommes combien, surtout, à perpétuer du sens et de la tradition, à s'asseoir autour de la marmite en attendant le miracle d'une eau généreusement fournie qui caramélise doucement aux quatre vents? La Fédération des acériculteurs dénombre 14 000 producteurs sérieux. Mais combien sommes-nous d'amateurs à ne produire que du très artisanal inclassable qui ne dépasse pas les frontières de notre terrain?

« Ça coule comme des folles ! »

Nous n'avons eu besoin que d'un brûleur et d'une grande «chaudronne», de beaucoup de patience et de cidre des moines de l'Abbaye pour délier les langues. Un dimanche de redoux et nous voilà enrôlés pour faire les sucres. La tire? On a ouvert une boîte de sirop d'érable de l'année dernière pour la tirer. Les enfants n'y ont vu que du sucre.

Notre mentor sucrier s'appelle Martin Gagné, notre «artiste en résidences» qui se sert même de ses études en biotechnologie pour nous prodiguer tous les conseils du terroir. Il fabrique son sirop depuis 1996 dans sa cabane à sucre artisanale du rang Caron.

C'est grâce à Martin, un menuisier qui connaît toutes les essences de bois, que nous avons pu faire la différence entre un poteau d'Hydro et un érable à sucre. L'application iPhone Leafsnap est inutile pour distinguer un hêtre d'un érable lorsque les feuilles sont tombées.

Avec son frère Bernard et son père de 82 ans, Martin entaille bon an, mal an, 1000 érables à la mitaine, et cueille l'eau avec leur petit tracteur. 1200 boîtes de conserve en ressortent. «On gagne à peu près six piastres par entaille. Si on calcule le temps qu'on met (300 heures), plus l'entretien de la forêt (100 heures), ça nous fait un revenu de 10 $ l'heure. À trois hommes... Faut faire ça pour le fun, sinon c'est de l'esclavage. Et puis, on réinvestit les revenus dans l'équipement. Donc, c'est un loisir!»

Martin ne possède pas de téléphone cellulaire, n'a pas d'adresse courriel, mais il s'y entend en sonorités sylvestres et fait des signaux de fumée avec les 20 cordes de bois qui servent à alimenter l'évaporateur durant la saison des sucres.

À l'ombre de l'Orford qu'on aperçoit au loin, l'homme des bois se consacre à son érablière durant dix semaines par an, incluant les 20 jours de coulées. Là-dessus, les trois Gagné font bouillir durant dix jours, parfois jusque tard dans la nuit. Dans leur forêt de 160 acres, on entend les ploucs ploucs de l'eau d'érable dans les seaux, un orchestre symphonique qui commande un silence religieux. «Une goutte par seconde, c'est l'extase; deux gouttes, exceptionnel; en bas d'une goutte aux trois secondes, ça coule pas», confie pieusement Martin.

Il faut l'entendre s'exclamer, tout frétillant: «Ça coule comme des folles!» Il parle à ses érables, leur donne des petits noms affectueux, et je me demande s'il ne fait pas du treehugging en cachette: «Je le sais qu'un érable, c'est masculin, mais chez nous, c'est féminin!» Et c'est pour ça qu'ils sont folles.

Les sucres pour les nuls

Nous avons terminé la dernière cuvée, de nuit, fiers comme des paysans qui respirent l'humus de la terre, orgueilleux de goûter aux sucs de l'effort, un peu «folles» aussi. Du sirop de «nos» arbres, avec des arômes de crème brûlée, de vanille, de noisettes et d'épices. Le sirop n'est pas seulement sucré, il se démultiplie en arômes complexes.

Je l'ai lu dans le livre du chef cuisinier Martin Picard, dans un texte de son ami, l'écrivain Marc Séguin: «Aujourd'hui on sait qu'on ne "bouille" pas pour séparer l'eau du sirop, mais bien pour cuire les sucres qui s'y trouvent. L'arbre emmagasine de l'amidon et du saccharose l'année d'avant et au printemps, en pompant l'eau du sol, l'amidon stocké se dilue et devient de l'eau d'érable qu'on va cuire dans un évaporateur.

«L'évaporateur est un immense réacteur chimique où le saccharose de transforme en fructose et glucose; où ces derniers se caramélisent avec la chaleur; où les milliards d'enzymes ajoutent du parfum; où les levures naturelles présentes dans l'eau activent aussi d'autres milliards de réactions microscopiques qui influent à leur tour sur le goût. Il faut braiser cette eau magique, la cuire et la réduire jusqu'à soixante-six pour cent de sucre.»

Et dire qu'il y en a pour penser que c'est facile d'être un acériculteur du dimanche. Le sirop, c'est comme le bonheur: quand tu en veux, tu t'en fais. Mais encore faut-il savoir comment.

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cherejoblo@ledevoir.com

Twitter.com/cherejoblo

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Découvert la roue des flaveurs de l'érable développée par des scientifiques et des spécialistes en évaluation sensorielle. Toute la gamme des émotions liées à la dégustation y est, de la guimauve au bois brûlé en passant par le pain grillé, le chocolat, le kiwi, la cannelle, le foin et la racine de pissenlit torréfié. Amusant à découvrir avec les enfants sur le site des Débrouillards.

Grimacé devant le livre Cabane à sucre au pied de cochon du chef Martin Picard, le succès de l'heure. Notre Pantagruel rustico-néo-trad québécois nous offre un ouvrage étrange, porté par la création tous azimuts, imbibé des textes de ses amis Marc Séguin et Raphaëlle Germain; n'y manque que le dernier CD de Mes Aïeux. La démesure et la provocation sont au menu, de même qu'une atmosphère orgiaque plus proche de Rome que de Mirabel. The Globe and Mail parlait récemment d'«excess-obsessed ethos» au sujet de ce livre. C'est peu dire. Il semble y avoir des limites à s'encanailler avec aussi peu de retenue.

Ces femmes nues trempées dans le sirop d'érable rappellent davantage Anne-Marie Losique que le bon goût; ces animaux présentés avec la tête et les pattes (notamment l'écureuil en sushi, proprement écoeurant); ce castor cuit avec ses organes vitaux; tout est en place pour une mise en scène qui transpire un machisme d'homme des bois plutôt déroutant. Je me suis demandé pourquoi ce n'était pas la virilité de Martin Picard elle-même qui prenait un bain de sirop?

Cette posture esthétique nuit évidemment aux recettes, qu'on finit par oublier. Dommage pour la soupe aux pois et foie gras, la salade d'oreilles de crisse (seule verdure que vous verrez là), les crêpes au gras de canard, le Paris-Brest et le reste...

En fait — jouons au psy —, la domination (de la nature, des femmes, des animaux sauvages) du mâle blanc est plus qu'évidente dans cet ouvrage qui va dans tous les sens et aurait gagné à se trouver un éditeur pour enligner le contenu. La partie technique sur le sirop d'érable demeure la plus utile pour les apprentis acériculteurs. Le texte de Marc Séguin sur cette tradition qui survit est tout à fait juste et incarné.

Caressé Contes, légendes et récits d'Eugène Achard présenté par Victor-Lévy Beaulieu. Cette anthologie des contes, légendes et récits du frère mariste Eugène Achard (l'auteur le plus lu dans les écoles du Québec entre 1920 et 1960) raconte la vie amérindienne avant et après l'arrivée des Blancs à Québec et Montréal. À lire en famille en regardant bouillir l'eau d'érable et se rappeler les premiers qui en inventèrent la recette.

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«Le bonheur, ça se prend pas de force, ça se mérite.»
- Félix Leclerc

«Je crois que c'est aussi pour ça qu'on "fait" les sucres; dans l'espoir d'être un passeur de sens, le sens du temps des choses qu'on ne contrôle pas. Un rythme qu'on emprunte et qu'on vole à nos horaires de fou.»


«Le sirop d'érable ne sera jamais la définition d'un peuple — freinons les ardeurs. Personne n'ira à la guerre pour lui, mais il fait partie de nous, de notre rythme. Des rares rites qui survivent.»
- Marc Séguin, Cabane à sucre Au pied de cochon

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