La sélection prénatale - Un enjeu mondial qui dépasse l'éthique médicale

Des collègues du Journal de l'Association médicale canadienne avaient pourtant prévenu le Dr Rajendra Kale. S'il osait s'en prendre à la sélection prénatale, il s'attirerait les foudres de défenseurs du droit à l'avortement et aussi de minorités culturelles où cette pratique sévit. Son éditorial, «"It's a girl!" — could be a death sentence», a fait le tour du monde. Au Québec, le Collège des médecins trouve «farfelue» son idée de cacher aux parents le sexe de l'enfant à naître. Faux problème éthique, ou enjeu capital?
Ce neurologue ne regrette rien, même si son opinion lui a peut-être coûté la direction de la revue. Né d'une famille hindoue de Mumbai, éduqué là-bas dans un collège jésuite, le Dr Kale pratique en Inde avant d'accepter un poste au British Medical Journal, à Londres. Cette dernière expérience l'amène au Journal canadien, revue alors en convalescence après une crise interne. Ses éditoriaux, d'abord sur les parkings payants des hôpitaux puis sur la violence au hockey, annoncent un journalisme courageux, peu fréquent en ce milieu.En Asie, où l'avortement sélectif a fait chuter la part féminine de la population, des mesures dissuasives ont été prises, mais peu respectées. Au Canada, les ordres de médecins d'Ontario et de Colombie-Britannique en réprouvent la pratique, mais le phénomène serait encore peu répandu, sauf au sein de communautés où la tradition valorise les fils. Néanmoins, le Dr Kale voit là une injustice grave. «Si le Canada ne peut contrôler cette pratique répugnante, quel espoir y a-t-il en Inde et en Chine de sauver des millions de femmes?»
Le Canada pourrait certes adopter une loi frappant d'interdit tout avortement visant à supprimer un foetus féminin. Même les féministes opposées à toute loi auraient du mal à justifier une discrimination si clairement dirigée contre les femmes. Et dans une société qui prône de plus en plus l'égalité entre les sexes, même une communauté immigrante de tradition patriarcale ne pourrait guère invoquer, à l'encontre, un héritage misogyne si peu justifiable. Mais que peut-on faire ailleurs?
Le cas chinois
Une loi inacceptable aux yeux de la majorité sera le plus souvent inefficace. La politique de l'enfant unique imposée par Pékin a eu pour effet de freiner la croissance démographique du pays, mais au prix d'un recours à l'avortement ou à l'abandon d'enfants. La Chine fut ainsi privée de millions de femmes. Le gouvernement communiste avait sous-estimé la résistance culturelle de la population. Sans héritier mâle, croyait-on, l'on était voué à l'extinction de la lignée familiale et donc du culte des ancêtres. Les femmes furent sacrifiées.
Nombre de jeunes Chinois allaient pourtant, faute de femmes à marier, faire bientôt face au célibat et à l'extinction de leur lignée. Partout en Chine, veuves et divorcées sont ainsi devenues, par accident démographique, des partenaires de substitution! Et là où ces épouses ne seront pas assez nombreuses, on va se tourner vers l'extérieur. «À la frontière sino-vietnamienne, par exemple, la migration des femmes à des fins de mariage est en pleine expansion», notait en 2006 la démographe et sinologue Isabelle Attané.
En Inde, faute de fils pour veiller aux rites funéraires, les défunts sont voués, croient les hindous, à une errance éternelle. Mais la religion n'est pas le seul facteur favorisant les fils aux dépens des filles. Un fils qui se marie, en effet, vaut pour sa famille une femme et la dot qu'elle apporte. Une fille qui part avec une dot pour se marier est, par contre, doublement perdue pour ses parents. On pourrait croire que l'économie moderne a fait disparaître cet archaïsme. Au contraire, même des femmes émancipées pratiquent la même discrimination contre les filles.
Des phénomènes sociaux aussi anciens restent incrustés dans la culture traditionnelle. Ils peuvent être secoués, il est vrai, par des développements technologiques, comme la famille nombreuse l'a été par la contraception. En revanche, ils sont parfois renforcés par les innovations scientifiques, comme cette sélection discriminatoire des naissances, désormais rendue possible par l'information prénatale. Après l'échographie et l'amniocentèse, un simple test sanguin décidera, si «c'est une fille», de son sort.
Un enjeu colossal
Le Dr Kale n'a donc pas soulevé un simple problème d'éthique médicale ou de liberté individuelle. Colossal est l'enjeu social d'un changement démographique aussi important. Moins nombreuses, diront certains, les femmes n'en deviendront que plus précieuses. Erreur. Cette approche mercantile est démentie par les changements qu'on observe, non seulement en Asie prospère, mais aussi en Europe appauvrie, où la remontée du pouvoir patriarcal entraîne une dégradation du statut des femmes.
On ne peut demander aux médecins et à leurs organisations professionnelles de trouver des réponses à des problématiques aussi complexes. Mais il ne devrait pas être interdit à ceux d'entre eux qui ont pris conscience d'un pareil enjeu humanitaire d'en faire valoir l'importance dans des revues professionnelles. Les critiques médicaux restent rares, trop rares.
Toutefois, une revue comme celle de l'Association médicale canadienne ne peut non plus assumer seule le débat sur la menace que fait peser sur les femmes une pratique névralgique comme la sélection prénatale. Au contraire, toutes les institutions d'une société sont tôt ou tard interpellées, surtout quand une mutation démographique aux conséquences si importantes tient désormais à un test vendu à bas prix sur la planète Internet.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.