En aparté - L'édition à la hache

Nous sommes en 1796. Général en chef des armées en Italie, Napoléon Bonaparte voudrait faire croire qu'il avance avec l'épée dans une main et les droits de l'Homme dans l'autre. Dans un passage de La chartreuse de Parme, Stendhal raconte comment le peintre et caricaturiste Antoine Gros participe, grâce aux charges de ses dessins, à la progression des trou-pes napoléoniennes. L'objectif est alors de chasser les Autrichiens du nord de l'Italie.
Gros se moque d'un petit despote local qui maintient, semble-t-il, son peuple dans la famine. Il représente cet homme empalé par une baïonnette française. De son ventre ainsi transpercé s'écoule du blé plutôt que du sang. La caricature recueille un tonnerre de joie, selon Stendhal. Ce peuple qui «ne s'amusait pas depuis cent ans» se soulève alors à la vue du dessin largement diffusé.Aujourd'hui, à part peut-être lorsqu'elles représentent Allah, les caricatures dérangent beaucoup moins. Elles sont même volontiers récupérées par ceux qu'elles voudraient mordre.
Les charges assassines qu'Honoré Daumier consacra toute sa vie aux travers et vices des avocats sont désormais accrochées dans les antichambres de leurs illustres descendants. Ces gens-là se disent peut-être qu'ils sont bien différents de leurs devanciers. Ou peut-être sont-ils devenus grands amateurs d'art, sans doute comme Jean Charest, avocat lui aussi, mais surtout premier ministre de son état. Cette semaine, on pouvait le voir à la une du Devoir poser à son bureau devant sa propre caricature, un dessin très grand format, oeuvre du brillant Serge Chapleau.
Cette caricature en pied du premier ministre, montée sur carton, est installée derrière le fauteuil de son bureau. Selon notre reporter et son photographe, Jean Charest l'installe même très volontiers à sa place, un volant placé entre les mains, dès lors qu'il doit s'absenter... Voilà une autre joyeuse façon d'enrayer l'arme que fut longtemps la caricature.
Nous voici arrivés à une époque où la critique se voit détournée et retournée comme s'il s'agissait d'un simple gant. À l'heure où penser ne doit plus mener nulle part, comme le réclament sans cesse de faux impertinents dont les retournements continuels sont présentés comme des actes de liberté, les vraies charges pamphlétaires se font plus rares. Et du coup, plus précieuses.
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Est-ce une charge sans conséquence que vient de produire Thierry Discepolo en s'efforçant de brosser, dans La trahison des éditeurs, un portrait critique de l'édition française? À voir à quel point son livre a dérangé Pierre Assouline, qui s'est senti l'obligation d'y réagir vertement dans Le Monde, on est déjà autorisé à répondre non. Voici bien un pamphlet dont le ton imprécatoire peut certes finir par lasser, mais la pensée qui l'anime a tout de même l'immense mérite de remettre à jour de façon vigoureuse nombre de questions que personne ne semble plus jamais se poser dans la fabuleuse République des livres.
Oeuvre d'un éditeur de Marseille dont Assouline ne parle d'ordinaire absolument jamais, La trahison des éditeurs est à situer dans la filiation de L'édition sans éditeurs et des autres essais critiques de l'éditeur new-yorkais André Schiffrin. Mais le ton de Discepolo est autrement plus dur et cinglant, c'est le moins qu'on puisse dire.
Tout d'abord, Discepolo s'emploie à démonter quelques paradoxes et croyances. Par exem-ple, il se demande pourquoi des auteurs se retrouvent à publier sous des enseignes dont les propriétaires affichent des vues diamétralement opposées aux leurs. Comment, par exemple, un libertaire et pacifiste tel Noam Chomsky en arrive-t-il à publier chez Fayard, une enseigne éditoriale qui appartient à un marchand d'armes. Et pourquoi encore des groupes militants anticapitalistes comme Attac nourrissent-ils par leur travail les coffres déjà bien remplis des puissantes multinationales qui les éditent. La trahison des éditeurs se demande comment ces auteurs en arrivent à se faire croire que les grands industriels de l'édition servent leur pensée. On apprendra, au passage, dans une suite de tableaux notamment, combien touchent respectivement un auteur, un imprimeur, un éditeur, un distributeur et un libraire.
Discepolo regrette qu'on fasse suivre aux capitaux des maisons d'édition la même logique d'entreprise que celle mise de l'avant par les grands groupes qui en sont aujourd'hui propriétaires. Cette conception managériale de l'édition, démontre-t-il, a entraîné une précarisation des métiers du livre, un affolement du rythme de publication et l'apparition de règles de conduite bien curieuses.
La trahison des éditeurs reproche au monde éditorial français de confondre le verbe «grossir» avec «grandir», au mépris des idées et de la culture. Sous une avalanche de noms et d'exemples, on arrive tout de même à bien suivre sa démonstration quant aux conséquences de cette vaste «normalisation» de la culture du livre qui est à se jouer dans l'Hexagone.
Dans cet essai bouillant, Gallimard apparaît avoir accaparé abusivement une image d'indépendance, tout en pratiquant en fait la même logique de concentration que les autres grands groupes. Pour Discepolo, lorsque Gallimard s'inquiète de la concentration dans l'édition, ce gros éditeur tentaculaire ne fait que de la rhétorique commerciale et, du coup, fait semblant d'ignorer qu'il en est lui-même un vecteur important, au même titre que le groupe Hachette. La Martinière, le Seuil, Actes Sud et le discours de bien d'autres éditeurs sont aussi disséqués au scalpel.
En cette époque de concentration dans l'édition, Discepolo s'inquiète de voir de plus en plus d'éditeurs être rachetés par de grandes entreprises pour chanter ensuite tous en choeur qu'ils n'ont jamais été aussi indépendants. Les nouveaux «propriétaires des maisons d'édition françaises, demande Discepolo, seraient-ils les seuls à racheter des entreprises pour permettre aux anciens patrons devenus leurs employés de mieux s'épanouir dans leur métier en les protégeant des embarras de la gestion et de la rentabilité? [...] Et les nouveaux employés seraient-ils les seuls à ne pas intérioriser et anticiper les ordres du nouveau maître?» Pour lui, quelqu'un qui se vend au plus offrant confond tout simplement la liberté avec l'asservissement.
Il faut cependant remarquer que Discepolo frappe à la hache si fort et tellement tous azimuts qu'on se demande parfois si un seul éditeur trouve aujourd'hui grâce à ses yeux, sinon lui-même.
La trahison des éditeurs s'intéresse aussi au sort réservé aux librairies indépendantes. En Angleterre, un tiers des librairies indépendantes seraient disparues depuis dix ans. Il en restait moins de 1300 fin 2009. Elles y sont 15 fois moins nombreuses qu'en France, où la situation de la librairie est néanmoins préoccupante, plaide Discepolo: sur 20 000 points de vente, il n'y aurait plus que 3500 indépendants en France.
La situation dans l'édition est-elle tout à fait différente de ce côté-ci de l'Atlantique? On pourrait méditer là-dessus.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.