Entre dicter et gouverner
Le ministre québécois de la Justice, Jean-Marc Fournier, était en furie lundi dernier après avoir rencontré son homologue fédéral, Rob Nicholson. Malgré tous ses efforts, M. Nicholson n'allait accepter que l'amendement le plus anodin des trois suggérés par Québec au volet du projet de loi omnibus portant sur les jeunes contrevenants. Tous les autres finiront aux orties.
Les conservateurs nous avaient habitués à leur intransigeance lorsqu'ils étaient minoritaires. On a compris depuis le 2 mai que cela n'avait rien à voir avec leur statut précaire. C'est leur nature profonde, comme le montre bien la limitation répétée des débats sur presque tous les projets de loi litigieux et le peu de cas fait de l'étude en comité.Cette affaire est plus qu'une obscure chicane de procédures. La façon de manier les règles de la Chambre est révélatrice du respect qu'un gouvernement porte à l'institution et à la démocratie parlementaire elle-même. En ce moment, elles en prennent pour leur rhume.
Les projets de loi doivent traverser une série d'étapes. Il y a la première lecture, qui n'est que la présentation du projet de loi, sans débat ni vote. Suit la deuxième lecture où l'on débat et adopte le principe du projet de loi, là encore sans amendement. Le projet de loi est ensuite confié à un comité qui en fait l'examen avec l'aide de témoins. Une fois les audiences terminées, il adopte chaque article du projet de loi en y apportant ou non des amendements. Le rapport qui en découle est débattu aux Communes, ce qui peut mener à la proposition et l'adoption d'autres amendements. L'étape finale est la troisième lecture. Une fois adopté, le projet part pour le Sénat où il suivra à peu près le même parcours.
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L'étape de l'étude en comité est cruciale, car c'est généralement là, avec l'aide des témoins — citoyens, experts, groupes de pression, fonctionnaires — que les lacunes et les incohérences sont mises au jour et corrigées. Mais encore faut-il que le gouvernement soit disposé à écouter. Les conservateurs y étaient forcés quand ils étaient minoritaires, mais, depuis le 2 mai, ils font la sourde oreille. Parmi les projets de loi qui ont traversé l'étape du comité, seulement deux ont été légèrement amendés (à l'initiative du gouvernement), soit le projet de loi omnibus en matière de justice et celui mettant fin au monopole de la Commission canadienne du blé.
Les conservateurs affirment presser le pas parce qu'il s'agit de projets de loi qui ont été débattus en campagne électorale ou encore étudiés par les Parlements précédents. Cette explication fait fi du fait que bien des pièges peuvent se cacher dans les détails d'un projet de loi. Prenez celui sur le registre des armes d'épaule. Les conservateurs ont promis de l'abolir, mais pas de détruire les données. On l'a découvert en lisant le projet de loi.
Invoquer l'étude faite par les Parlements précédents équivaut à ne pas prendre acte de l'arrivée d'une centaine de nouveaux députés. De plus, cette affirmation ne se vérifie pas pour tous les projets de loi. Dans le cas du projet de loi omnibus en matière de justice, certains volets n'ont pas fait l'objet d'un examen en comité, d'autres oui. Et pour ceux-ci, c'est comme si rien ne s'était produit puisque le gouvernement n'a pas tenu compte, sauf dans un cas, de la version amendée produite par les comités. Il a fait comme si tout ce travail n'avait pas eu lieu. Comme si les témoins n'avaient rien dit.
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On serait porté à croire que telle est la vie sous un gouvernement majoritaire. Mais non. La tradition jusqu'en 2005 était de tenir compte de ce qui se disait en comités. Un examen attentif des bilans législatifs des trois derniers gouvernements majoritaires libéraux le démontre.
Si l'on fait abstraction des projets de loi portant octroi de crédits qui sont une formalité et si l'on ne tient compte que des projets de loi, adoptés ou non, qui ont franchi l'étape de l'étude en comité, on constate que 50 % d'entre eux en sont sortis amendés lors de la première session du premier gouvernement Chrétien. Il s'agit du plus bas taux observé durant le règne libéral. Durant les sessions suivantes, entre 65 et 75 % des projets de loi ont été amendés en comité ou à l'étape du rapport.
Les libéraux voudront s'en vanter, mais c'était aussi la règle sous les conservateurs de Brian Mulroney et d'autres gouvernements avant eux. En fait, ce devrait être la norme en système parlementaire britannique. Sous Stephen Harper, par contre, il s'agit de l'exception. Pour l'instant, faut-il espérer.
Cette façon de faire est préoccupante, car elle décourage les citoyens et les groupes qui ont des doutes au sujet d'un projet de loi de se présenter en comité. À quoi bon faire de la recherche, rédiger un mémoire, se déplacer si c'est pour parler à un mur? S'il fallait en arriver là, ce serait dramatique, car le gouvernement pourrait alors se vanter d'avoir l'appui de la majorité des témoins et être encore plus sourd aux opinions divergentes.
Depuis 2006, le gouvernement Harper a constamment testé les règles non écrites et les conventions du Parlement, chaque fois pour arriver à n'en faire qu'à sa tête et à ne pas avoir à se soumettre à des contrepoids encombrants. Maintenant qu'il est majoritaire, c'est la démocratie parlementaire elle-même qu'il met sur la touche en agissant ainsi. Et voilà pourquoi il faut s'en soucier.