En aparté - La délicieuse irresponsabilité

Collage de Sophie Jodoin, 2009-2010. Conté, coupures de magazines, impression jet d’encre, Mylar sur papier, 28 x 21,5 cm
Photo: Sophie Jodoin Collage de Sophie Jodoin, 2009-2010. Conté, coupures de magazines, impression jet d’encre, Mylar sur papier, 28 x 21,5 cm

Poète et éditeur, Charles Dantzig est devenu un essayiste chez les romanciers, puis un romancier chez les essayistes. Son dernier-né côté roman se déroule dans un avion en vol pour Caracas. Le narrateur s'y rend pour retrouver l'un de ses amis. Qu'est-il arrivé à Xabi Puig au pays d'Hugo Chávez? se demande-t-il. Chaque pensée de ce vol est disséquée.

«Une des impostures de Chávez, raconte Dantzig, consiste à faire croire qu'il est de gauche. En 2006, il a fait rectifier le drapeau du pays, faisant courir le cheval blanc non plus de gauche à droite, mais de droite à gauche. Or son régime n'est ni à droite ni à gauche. C'est d'ailleurs à quoi on reconnaît les dictatures. Elles veulent être partout.»

Dantzig parle tantôt d'une femme, tantôt de lectures, de style aussi. Et il revient toujours à cette volonté de comprendre l'univers Chávez, centre de gravité de tout le livre.

S'il parle beaucoup de Chávez, Dans un avion pour Caracas n'est pas pour autant une biographie politique. D'ailleurs, l'écrivain exècre les biographies. «Aucun homme n'est une oeuvre avec un début, un milieu et une fin. C'est l'illusion des Saint Genet et des romans de nous le faire croire, et de le croire.»

Il faut le dire: Dans un avion pour Caracas n'est pas toujours brillant. L'inventivité fait parfois défaut. Impossible néanmoins de laisser tomber ce curieux livre qui alterne entre le portrait de l'ami disparu, par petites touches claires, et celui du régime auquel il s'intéresse, celui du sombre Hugo Chávez.

Certains passages sont d'ailleurs d'une étrange actualité. On serait parfois tenté de les transposer dans une envolée qui aurait pour point de chute le Québec: «Le pouvoir appelle la corruption quel que soit le régime, mais les peuples se laissent pencher vers la dictature quand, à force d'entendre leurs médias chanter des scandales, ils se disent qu'eux-mêmes, en tant que peuples, sont honnêtes. Cela leur permet d'entretenir l'idée délicieuse qu'ils sont irresponsables. Les peuples ne veulent jamais reconnaître qu'eux-mêmes peuvent être corrompus. Les gens de pouvoir leur servent de marionnettes de foire sur lesquelles ils jettent des balles, mais se dire qu'ils ont voté pour eux, les ont laissés faire, se sont arrangés de leur corruption pour pratiquer la leur, jamais.»

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Pendant des mois, Hugo Chávez a raconté qu'il était favorable au pouvoir de Mouammar al-Kadhafi. Aux premiers jours du soulèvement libyen, il y eut même des rumeurs voulant que Kadhafi ait trouvé refuge au Venezuela.

Le jour de la mort du colonel autoproclamé, Chávez n'a d'abord pas dit un mot à ce sujet, annonçant plutôt, dans son discours quotidien, qu'il avait finalement terrassé un cancer. Mais il s'est vite repris en dénonçant cet assassinat, qualifiant son ancien allier de «martyr».

Chávez a toujours jugé «irresponsable» l'intervention en Libye, voyant plutôt Kadhafi comme une figure propre à susciter une émulation internationale contre l'impérialisme des Américains. En mars, le mentor de Chávez, Fidel Castro, avait lui aussi dénoncé la guerre menée contre Kadhafi, la qualifiant de «fasciste».

Chávez ne conservait pas moins quelques réserves contre ce régime fondé sur une mystique du désert défendue au milieu d'une société pourtant très urbaine. Pour Chávez, Kadhafi faisait tout de même ce qu'il devait faire, soit résister à une attaque extérieure, même au mépris des droits de la personne. Mais était-il le seul, au fond, à soutenir cette descente aux enfers tenant lieu de politique? La France venait de vendre au régime Kadhafi un système d'écoute électronique ultrasophistiqué... Le Canada, lui, construisait des prisons en Libye... Et ainsi de suite.

On ne voyait donc rien de tout cela? Étions-nous aveuglés par cette idée délicieuse de l'irresponsabilité?

Il est vrai que les images sont toujours plus faciles à rendre supportables sous le soleil. Pensez à Cuba, avec ses longues Cadillac des années 1950 et ses murs colorés, idéal pour les jolies photos de vacances au charme pittoresque. Selon Dantzig, le soleil entraîne un certain mépris de la souffrance. «Quelle malchance a eue l'URSS de manquer de soleil, et quelle maladresse de n'avoir pas su peindre ses murs en couleurs! On dit ça. Le soleil engendre le mépris de la souffrance. Le totalitarisme est assimilé au froid à cause de Staline et de Hitler, et, en tant qu'Occidentaux rêvant de vacances, on se dit que ça n'est pas "si pire".»

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Ces jours-ci, au Musée d'art de Joliette, on peut apprécier certains des travaux les plus célèbres de Francisco Goya: les Désastres de la guerre et les Caprices. Dans cette dernière, on trouve une de ses gravures les plus connues, Le sommeil de la Raison. Le sommeil de l'esprit humain, selon Goya, engendre monstres et sorcières.

La place accordée à la Raison est aussi présente dans les Désastres de la guerre. Au nom de la Raison, jusque dans les méfaits de la guerre, Goya n'a de cesse de dénoncer les inégalités et les comédies sociales, de même que l'exploitation de l'homme par l'homme.

En marge des portraits que lui commande la cour d'Espagne, Goya propose une oeuvre beaucoup plus personnelle. Bien avant d'entrer en disgrâce et de devenir tout à fait sourd, Goya eut la vraie audace de faire entrer des images de souffrance du peuple au sein des appartements royaux. Dans ses portraits de cour, il n'est d'ailleurs pas anodin d'observer que la plupart des puissants qu'il peint semblent fixer le néant comme s'il s'agissait de leur propre horizon.

Les essais consacrés à ce peintre formidable ne manquent pas. Celui de Jacques Soubeyroux, Goya politique, a le mérite de nous présenter l'oeuvre dans une perspective où l'artiste se révèle sous le jour d'un combattant en lutte perpétuelle contre le monde qui l'entoure, à l'encontre du culte du beau que célèbre alors, dans la recherche des seules apparences, une société au moins aussi tordue que la nôtre.

Toujours au Musée d'art de Joliette, on présente la première rétrospective institutionnelle de la jeune artiste Sophie Jodoin. Son oeuvre rayonnante semble descendre tout droit d'un ciel sombre, celui qui nous enveloppe justement en ce siècle de craintes en apparence sans fin. Sous le titre de Petites chroniques des violences ordinaires, Jodoin explore en quelque sorte les mêmes méandres de la douleur que Goya, mais dans une perspective bien davantage centrée sur l'individu. Un signe des temps.

À Montréal, Sophie Jodoin lançait cette semaine, en compagnie de la poète Louise Marois, un livre d'artistes magnifique. L'objet en lui-même est si beau — tout de blanc, avec son titre embossé et ses pages pliées en double épaisseur — qu'il peut déjà suffire. Mais il y a là bien plus, grâce à l'intelligence des collages de Jodoin, réalisés à partir de vieilles images reliées à l'enfance, associées à l'élégance des vers de Louise Marois, dont les mots montent au ciel pour y frapper l'imaginaire avant de nous revenir telle «une ombre portée disparue».

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jfnadeau@ledevoir.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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