La planète d'en bas

Il n'y a rien d'innocent. Comme on a parlé du «moment CNN» il y a vingt ans, au moment de la première guerre du Golf, on parle maintenant du «moment Al Jazeera» pour décrire la maturité affirmée de la chaîne avec sa couverture du «printemps arabe». AJE cumule 220 millions de foyers abonnés dans une centaine de pays. Elle emploie un millier de personnes d'une cinquantaine de nationalités.

Les terribles images du dictateur ensanglanté diffusées jeudi dernier ont été transmises par le reporter Tony Birtley. Il couvre la révolution en Libye depuis des mois. Il campait à Syrte, dernier fief du régime, assiégé depuis des semaines. C'est donc naturellement à lui qu'a été remis l'«instant-monument» capté par téléphone cellulaire.

«C'est notre approche générale», a résumé Osama Saeed, porte-parole de la chaîne au magazine TheWrap, pour expliquer le maintien de la présence de ce journaliste sur le terrain. «Nous n'y allons pas nécessairement pour l'histoire hollywoodienne [...] Nous avons agi de la même manière en Égypte et en Tunisie. C'est notre philosophie du journalisme: certaines histoires importantes exigent une couverture soutenue.»

Bonne perspective !

D'ailleurs, ce média de référence couvre le monde entier de la même manière: les deux pieds bien plantés dans la poussière et la gadoue, la tête à l'écoute d'une multitude de penseurs et d'acteurs du monde. En tout cas, on y relaie une riche diversité de points de vue et les journalistes ne travaillent pas en visitant les «points chauds» en coup de vent. À ce propos, combien reste-t-il de correspondants québécois en Haïti maintenant, presque deux ans après la catastrophe?

On entend déjà la réplique: ah oui, mais cette chaîne a ses partis pris et ses marottes. Bien sûr, parfaitement. Comme tous les réseaux. Comme Fox News, mais en beaucoup plus ouvert sur la planète, surtout sur sa partie d'en bas.

La couverture de chevet d'AJE donne à penser sur la construction par nos médias d'un tiers-monde de clichés en général et d'un islam stéréotypé en particulier. Il y a des exceptions évidemment. Comme l'excellent webdocumentaire Réfugiés oubliés: les Palestiniens au Liban, réalisé par une équipe pour radio-canada.ca.

Seulement, la plupart du temps, entre les chroniques manichéennes et l'indifférence généralisée, c'est tout à la fois de l'incompréhension et du mépris qui se révèlent. Il y a notamment une habitude prégnante à tout confondre, tout le temps, le fanatisme de certains fous d'Allah et le désarroi de beaucoup de musulmans.

Amalgame réducteur

Comparaison n'est pas raison. N'empêche, osons. C'est un peu comme si on amalgamait toute la religion chrétienne avec les curés violeurs d'enfants. Il est aussi toujours intrigant de voir les bien-pensants des médias s'en prendre constamment aux fondamentalismes religieux en oubliant ce que les fanatismes athées ont coûté en centaines de millions de cadavres et de vies brisées au cours du dernier siècle. Le militantisme anti-islamique médiatisé inverse parfois l'aveugle absurdité qu'il dénonce.

Évidemment, le danger totalitaire et liberticide existe là aussi. Peut-être même surtout là, maintenant. Dans cette partie dévastée du monde par l'obscurantisme, la dictature, la prédation, la gestion débile planifiée dans les officines nationales et internationales, bref, dans ces sociétés qui reproduisent et amplifient le pire des nôtres.

Il y a aussi très certainement des barbus cachés sous le voile à Montréal. Un procès vient d'ouvrir en Ontario à propos d'un présumé quadruple «meurtre d'honneur». En plus, l'Occident, y compris le Canada, mène une guerre stérile dans la région depuis dix ans.

Ce contexte pénible, pesant, hypertendu, devrait d'autant plus stimuler la vigilance médiatique, l'ouverture et l'écoute, la «patience du concept», comme le veut une formule de sage. On ne peut pas simplement réduire le tiers-monde ou l'islam à des explosions de violences hallucinées pour ensuite nier l'importance de tout le reste, de tout ce qui a mené là finalement et que les médias ne nous aident pas assez à comprendre.

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