Éloge de la culture générale

Normand Baillargeon, un des anarchistes préférés de cette chronique avec Francis Dupuis-Déri, se penche sur cet important débat dans Liliane est au lycée. Est-il indispensable d'être cultivé?, un solide petit ouvrage qui paraît dans la nouvelle collection «Antidote» des éditions Flammarion. Baillargeon, soit dit en passant, est en pleine percée française cette saison puisqu'il publie aussi, chez le même éditeur, L'éducation, une très substantielle anthologie de textes des plus grands philosophes de l'éducation.
«À la fois revendiquée et frappée d'une grande suspicion», écrit le philosophe dans Liliane est au lycée, l'idée de culture générale n'échappe pas à ce qu'on appelle la «crise de l'éducation», une situation dont la caractéristique est d'être permanente. La culture générale — «cet ensemble commun de repères qui s'acquièrent en allant au musée, au concert, en lisant et, surtout peut-être, en faisant sa scolarité de base» — souffrirait d'imprécision, de démesure et de plusieurs biais exclusivistes.
Une culture imparfaite
La culture générale habituellement valorisée néglige ainsi la culture populaire. Bach et Molière, oui, donc, mais pas Dalida ou les téléromans, par exemple. La tentation de la distinction, ici, n'est pas loin et n'est pas sans conséquences sociales. «Pour les membres des classes sociales dont les normes et les repères sont valorisés, explique Baillargeon, la démarche d'acculturation est relativement aisée, presque naturelle, et elle renforce même en eux l'idée que l'ordre du monde est juste et cohérent et reflète des valeurs universelles.» Pour les autres, les membres des classes populaires notamment, une telle culture générale peut apparaître étrangère, et son acquisition s'apparenter à un reniement de son identité. «Ne pas y parvenir, par contre, c'est être amené à attribuer cet échec à ses propres carences et à reconnaître l'infériorité de sa culture originelle», ajoute Baillargeon. En excluant la culture populaire de son domaine, une telle définition de la culture générale risque donc, ainsi que l'a montré Pierre Bourdieu, de reproduire les inégalités sociales.
D'autres biais incitent aussi à se méfier de l'idée habituelle de culture générale. Un biais sexiste, d'abord, qui exclut «les accomplissements de la moitié féminine de l'humanité», et un biais occidentalo-centriste, ensuite, qui laisse bien des cultures de côté. La culture générale, en d'autres termes, n'en a trop souvent que pour les réalisations de l'homme blanc hétérosexuel.
Elle pécherait aussi, continue le philosophe, par omission, en négligeant la culture scientifique (et les scientifiques ne feraient pas mieux en faisant l'impasse sur la culture littéraire), et par pédantisme. Trop d'intellectuels, note Baillargeon en s'inspirant de Chomsky, s'adonnent à «une abusive et artificielle complexification du propos destinée à en masquer la vacuité». Lacan et Derrida, ici, servent d'exemples.
Nous rendre meilleurs
Cette avalanche de critiques justifiées ne peut que laisser l'honnête homme groggy. Baillargeon, toutefois, le réconforte rapidement. La culture générale a bel et bien des vertus, insiste-t-il. Elle contribue à l'élargissement de la perspective sur le monde et permet d'échapper à l'enfermement dans l'ici et maintenant. Elle enrichit notre connaissance du monde et nous donne les mots pour le dire. Elle accroît, ce faisant, «l'éventail des possibles entre lesquels il nous est possible de choisir et de nous choisir et contribue ainsi à forger à la fois notre identité et notre autonomie». Elle nous fait prendre conscience de la fragilité de notre savoir et nous incite à une humilité qui nourrit «une perpétuelle attitude critique».
Baillargeon nous fait ainsi comprendre que, pour critiquer la culture générale comme il l'a d'abord fait, il faut justement en avoir. Ce qu'il décrie, précise-t-il, «c'est moins l'idée de culture générale en elle-même que certaines de ses mauvaises et imparfaites réalisations». Une démocratie, ajoute-t-il en reprenant une idée de John Dewey, a besoin de citoyens cultivés, qui partagent un monde commun, pour nourrir l'essentielle «conversation démocratique».
Proposer une liste des éléments qui devraient faire partie d'une bonne culture générale serait interminable. Baillargeon se contente donc de donner des pistes. En matière de science, il retient la nécessité de comprendre les principes et les méthodes, d'appréhender la science comme une aventure humaine inscrite dans des contextes sociaux et historiques et de maîtriser les «mathématiques citoyennes» (compréhension de données chiffrées, tableaux, sondages). La littérature et les arts, selon lui, contribuent, «par la culture de l'imagination, à l'extension de la sympathie et à briser ces barrières qui interdisent de voir l'Autre comme un être humain». L'histoire, essentielle à toutes les formes de savoir, rappelle que le monde est humain et nourrit la vertu d'humilité. La philosophie, enfin, donne un sens de la synthèse, montre l'actualité de la tradition quant aux grands débats moraux et initie à la conversation démocratique.
Partisan d'une «éthique de la sollicitude culturelle» qui respecte le passage par la culture populaire des «explorateurs partis à la conquête de la culture générale», adversaire du relativisme qui refuse de trancher entre le vrai et le faux, le bon et le mauvais, critique du «mirage techniciste» qui voudrait qu'Internet nous dispense de la nécessité d'acquérir une culture générale, Normand Baillargeon, avec la clarté et le souci pédagogique qui le caractérisent, signe ici un roboratif et convaincant plaidoyer en faveur d'une culture qui nous rend meilleurs.
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louisco@sympatico.ca
«À la fois revendiquée et frappée d'une grande suspicion», écrit le philosophe dans Liliane est au lycée, l'idée de culture générale n'échappe pas à ce qu'on appelle la «crise de l'éducation», une situation dont la caractéristique est d'être permanente. La culture générale — «cet ensemble commun de repères qui s'acquièrent en allant au musée, au concert, en lisant et, surtout peut-être, en faisant sa scolarité de base» — souffrirait d'imprécision, de démesure et de plusieurs biais exclusivistes.
Une culture imparfaite
La culture générale habituellement valorisée néglige ainsi la culture populaire. Bach et Molière, oui, donc, mais pas Dalida ou les téléromans, par exemple. La tentation de la distinction, ici, n'est pas loin et n'est pas sans conséquences sociales. «Pour les membres des classes sociales dont les normes et les repères sont valorisés, explique Baillargeon, la démarche d'acculturation est relativement aisée, presque naturelle, et elle renforce même en eux l'idée que l'ordre du monde est juste et cohérent et reflète des valeurs universelles.» Pour les autres, les membres des classes populaires notamment, une telle culture générale peut apparaître étrangère, et son acquisition s'apparenter à un reniement de son identité. «Ne pas y parvenir, par contre, c'est être amené à attribuer cet échec à ses propres carences et à reconnaître l'infériorité de sa culture originelle», ajoute Baillargeon. En excluant la culture populaire de son domaine, une telle définition de la culture générale risque donc, ainsi que l'a montré Pierre Bourdieu, de reproduire les inégalités sociales.
D'autres biais incitent aussi à se méfier de l'idée habituelle de culture générale. Un biais sexiste, d'abord, qui exclut «les accomplissements de la moitié féminine de l'humanité», et un biais occidentalo-centriste, ensuite, qui laisse bien des cultures de côté. La culture générale, en d'autres termes, n'en a trop souvent que pour les réalisations de l'homme blanc hétérosexuel.
Elle pécherait aussi, continue le philosophe, par omission, en négligeant la culture scientifique (et les scientifiques ne feraient pas mieux en faisant l'impasse sur la culture littéraire), et par pédantisme. Trop d'intellectuels, note Baillargeon en s'inspirant de Chomsky, s'adonnent à «une abusive et artificielle complexification du propos destinée à en masquer la vacuité». Lacan et Derrida, ici, servent d'exemples.
Nous rendre meilleurs
Cette avalanche de critiques justifiées ne peut que laisser l'honnête homme groggy. Baillargeon, toutefois, le réconforte rapidement. La culture générale a bel et bien des vertus, insiste-t-il. Elle contribue à l'élargissement de la perspective sur le monde et permet d'échapper à l'enfermement dans l'ici et maintenant. Elle enrichit notre connaissance du monde et nous donne les mots pour le dire. Elle accroît, ce faisant, «l'éventail des possibles entre lesquels il nous est possible de choisir et de nous choisir et contribue ainsi à forger à la fois notre identité et notre autonomie». Elle nous fait prendre conscience de la fragilité de notre savoir et nous incite à une humilité qui nourrit «une perpétuelle attitude critique».
Baillargeon nous fait ainsi comprendre que, pour critiquer la culture générale comme il l'a d'abord fait, il faut justement en avoir. Ce qu'il décrie, précise-t-il, «c'est moins l'idée de culture générale en elle-même que certaines de ses mauvaises et imparfaites réalisations». Une démocratie, ajoute-t-il en reprenant une idée de John Dewey, a besoin de citoyens cultivés, qui partagent un monde commun, pour nourrir l'essentielle «conversation démocratique».
Proposer une liste des éléments qui devraient faire partie d'une bonne culture générale serait interminable. Baillargeon se contente donc de donner des pistes. En matière de science, il retient la nécessité de comprendre les principes et les méthodes, d'appréhender la science comme une aventure humaine inscrite dans des contextes sociaux et historiques et de maîtriser les «mathématiques citoyennes» (compréhension de données chiffrées, tableaux, sondages). La littérature et les arts, selon lui, contribuent, «par la culture de l'imagination, à l'extension de la sympathie et à briser ces barrières qui interdisent de voir l'Autre comme un être humain». L'histoire, essentielle à toutes les formes de savoir, rappelle que le monde est humain et nourrit la vertu d'humilité. La philosophie, enfin, donne un sens de la synthèse, montre l'actualité de la tradition quant aux grands débats moraux et initie à la conversation démocratique.
Partisan d'une «éthique de la sollicitude culturelle» qui respecte le passage par la culture populaire des «explorateurs partis à la conquête de la culture générale», adversaire du relativisme qui refuse de trancher entre le vrai et le faux, le bon et le mauvais, critique du «mirage techniciste» qui voudrait qu'Internet nous dispense de la nécessité d'acquérir une culture générale, Normand Baillargeon, avec la clarté et le souci pédagogique qui le caractérisent, signe ici un roboratif et convaincant plaidoyer en faveur d'une culture qui nous rend meilleurs.
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louisco@sympatico.ca