Nelly, son corps, ses livres

On nous demande de juger par nous-mêmes. De lire la nouvelle La honte, de Nelly Arcan, disponible sur le site Internet qui lui est consacré et publiée dans son ouvrage posthume Burqa de chair, avec l'entrevue qu'a accordée l'écrivaine à Guy A. Lepage sur le plateau de Tout le monde en parle à l'automne 2007, deux ans avant son suicide.
On nous demande de prendre position. La honte, l'humiliation ressentie par l'auteure de Putain était-elle justifiée ou non? L'animateur a-t-il été vraiment si méchant avec elle ce soir-là? Méritait-il d'être diabolisé dans un texte aussi dur à son endroit?Sous-entendu: l'écrivaine ne s'est-elle pas jetée elle-même dans la gueule du loup, avec son décolleté plongeant, ses seins siliconés, sa moue de biche égarée, sa beauté plastique? Ne s'est-elle pas humiliée elle-même?
Faites le test de la réalité. Voyez comme elle se débat, mal, écrasée par son image de Barbie, pour dénoncer l'esclavage des femmes obsédées par leur beauté et l'hypersexualisation des petites filles. Comment a-t-elle pu s'imaginer qu'on la prendrait au sérieux?
Et blablabla.
Le problème, c'est que même morte l'image de Nelly Arcan continue de prendre le dessus sur son oeuvre. Le problème, c'est qu'on passe à côté de l'essentiel, il me semble.
Bien sûr qu'on comprend l'animateur de Tout le monde en parle d'être dans tous ses états. Même s'il n'est pas identifié par son nom dans La honte. Et bien sûr que le texte semble démesuré dans son propos par rapport à ce qui nous est montré.
Ce qui ne veut pas dire qu'on ne ressente pas un malaise profond en regardant l'entrevue. Nelly Arcan, seule femme sur le plateau, entourée de gars qui zieutent son décolleté, font des blagues de taverne et semblent se foutre complètement de son discours. De ses livres.
On nous demande de comparer un show de télé et une nouvelle. Il est là, le problème. Nelly Arcan n'est pas allée en personne sur un autre plateau de télé pour dénoncer le sort qu'on lui a fait subir. Elle n'a pas écrit un article de journal, une chronique. Elle n'a pas rédigé un témoignage pour rendre compte de ce qui s'était passé, de ce qu'elle avait ressenti. Nelly Arcan a écrit une nouvelle.
Nous ne sommes pas dans la réalité, nous sommes dans l'écriture. Nous ne sommes pas au tribunal de la vérité, nous sommes dans la vérité de l'écriture. Dans la liberté de l'écriture.
Nelly Arcan est partie de la réalité, d'un événement vécu, de ce qu'elle a ressenti à ce moment-là, sans aucun doute. C'est son droit. C'est ce qu'elle a toujours fait. Depuis Putain. Ce qu'elle a fait dans Folle. Ce qu'elle a fait ensuite dans À ciel ouvert, aussi, même s'il ne s'agit plus d'autofiction, mais d'un roman de facture plus classique, où le je est absent. Même Paradis clef en main, qui regorge d'imagination, de situations improbables, traite du sujet terre-à-terre et douloureux du suicide, son obsession.
Si Isabelle Fortier n'avait été qu'une pute (ou une ex-pute) au corps refait obsédée par la beauté, par la peur du vieillissement, par le regard de l'autre, obsédée par la folie et par le désir de mourir, je veux dire si elle n'avait pas été capable de trouver les mots pour exprimer ce qu'elle avait dans le ventre, pas été capable de fouiller ses tripes, de se regarder aller, de mettre le doigt sur ses propres contradictions, de se donner la liberté d'écrire là-dessus, elle ne serait jamais devenue Nelly Arcan.
Si Putain n'avait été qu'une confession, un témoignage salace, scandaleux, s'il n'y avait pas eu l'écriture derrière, le souffle de l'écriture, on aurait parlé de Nelly Arcan comme d'une pute (ou d'une ex-pute) au corps de rêve qui veut se montrer, se faire valoir, tout simplement.
C'est ce qu'elle craignait par-dessus tout, d'ailleurs. Tout en en jouant. D'où la réticence à la lire chez certains, certaines. Même Nancy Huston, qui signe la préface de Burqa de chair, en convient: elle l'a sous-estimée, mésestimée, a attendu qu'elle soit morte pour la lire. Pour découvrir l'écrivaine.
Une écrivaine d'abord
Nelly Arcan était une écrivaine. La honte est une nouvelle. L'auteure parle d'elle à la troisième personne. Elle fait d'elle-même un personnage. Ce qui n'empêche pas le fond de vérité. Au contraire.
Elle écrit, en parlant de Nelly, son personnage: «En dehors de ses livres, elle ne valait rien. Elle n'était sûre de rien. La signification ne prenait sa pleine valeur que sur le papier.»
Là où le texte est vraiment fort, c'est qu'il parvient à nous faire éprouver en vrai ce qu'éprouve son personnage qui, justement, ne s'est pas montré à la hauteur dans la vie, n'a pas su trouver les mots. D'où la honte, l'humiliation, tout ça. La détestation de soi-même. Et le désir de mourir, encore.
Elle ne se pose pas en victime. Elle se remet elle-même en question. Constamment. Elle doute tout le temps. Elle cherche. Elle cherche des réponses qu'elle ne trouve pas. Et ça la tue.
Elle ne s'épargne pas. Elle n'est pas dans la logique des bons et des méchants. Elle ne se prend pas pour une sainte, loin de là. Elle se montre entêtée dans son processus de mortification, d'autodestruction.
Il faut lire La honte comme faisant partie d'un tout dans Burqa de chair. Qui propose un ensemble de textes. Dont un autre inédit: «La robe». Il s'agit d'un début de roman. Dont on aurait tant aimé lire la suite. On pense à la force explosive de Putain en le lisant. Quelle charge, quelle intensité, quelle gravité!
La vie est un scandale
Dès les premières phrases on est happé: «La vie est un scandale, c'est ce que je me dis tout le temps. Être foutue là sans préavis, sans permission, sans même avoir consenti au corps chargé de me traîner jusqu'à la mort, voilà qui est scandaleux.»
Et tout de suite, elle parle de la honte. Dès le deuxième paragraphe: «Et la honte qui grandit avec l'âge, l'âge comme l'eau au moulin ou celle qui coule sous les ponts, la honte qui s'élargit à mesure que mes amis se tiennent loin de moi, que mes père et mère s'effacent de ma vie et vivent, qui sait, avec cette même honte [...]».
Le texte intitulé La honte n'est en fait qu'un élément de plus dans un vaste ensemble relié par un noyau dur. Partout dans Burqa de chair, cette burqa de chair dont Nelly Arcan parlait dans son roman À ciel ouvert comme d'une deuxième peau dont se recouvrent les femmes occidentales qui «enterrent leur corps sous l'acharnement esthétique», partout il est question de cette obsession de la beauté. Cette obsession dont elle confie qu'elle lui empoisonne la vie. Dont elle a honte.
Il y a des passages très forts sur le rapport à la mère, aussi. La mère réelle, ou non, là n'est pas la question. La figure de la mère, disons. La mère, cette larve, dans Putain, cette femme contre qui on ne peut que se révolter et qu'on ne cesse de juger, reçoit, ici et là dans Burqa de chair, davantage de compassion. Ma mère, mon miroir, dit-on. «Juger sa mère, c'est se tirer à bout portant», écrit Nelly Arcan.
Il est question de l'enfance, beaucoup. De l'adolescence. Du corps qui change, qu'on apprend à détester. D'anorexie. Et bien sûr, de putasserie.
Il y a des répétitions, des exagérations, sans doute. Il y a un parcours plein d'allers-retours. Il y a un fil rouge qui tient tout ensemble malgré tout. Il y a des phrases qui font mal. Comme celle-ci: «Les morts ont toujours le dernier mot».
On devrait peut-être s'arrêter ici.
Pas avant d'avoir dit ceci: il faut lire Burqa de chair comme faisant partie d'un tout dans l'oeuvre de Nelly Arcan. Une oeuvre paradoxale. Pleine de contradictions. Exacerbée. Justement. C'est là sa force.