Perspectives - Sa part

Cette improbable demande venant de milliardaires qui voudraient payer plus d'impôt nous rappelle un principe fondamental qu'on était en train d'oublier.

Le multimilliardaire et philanthrope américain Warren Buffett a, encore une fois, fait les manchettes, le mois dernier, en pressant les gouvernements de lui réclamer plus d'impôt afin qu'il contribue à la réduction du déficit public comme tout le monde. «Nos dirigeants ont appelé à un "sacrifice partagé", mais quand ils ont fait cette demande, ils m'ont épargné», constatait-il dans le New York Times. «Pendant que les pauvres et les classes moyennes combattent pour nous en Afghanistan, et pendant que de nombreux Américains luttent pour joindre les deux bouts, nous, les mégariches, continuons à bénéficier d'exemptions fiscales extraordinaires.» Le célèbre président du fonds d'investissement Berkshire Hathaway dénonçait notamment le fait qu'il n'avait finalement eu à verser au gouvernement fédéral que 17,4 % de ses revenus imposables, l'an dernier, alors que la vingtaine de secrétaires, gestionnaires et autres techniciens travaillant dans son bureau avaient été taxés de 33 % à 41 %.

Répondant d'avance à tous ceux qui diraient qu'une augmentation, même temporaire, de l'impôt des plus riches les ferait fuir vers d'autres régimes fiscaux plus hospitaliers, celui que le monde de la finance a surnommé «l'Oracle d'Omaha» avait affirmé: «les gens investissent pour gagner de l'argent, et une imposition potentielle ne les a jamais fait fuir».

Il n'est pas resté seul. Ses compatriotes Mark Zuckerberg (Facebook), Bill Gates (Microsoft), Michael Bloomberg (magnat et maire de New York) et Ted Turner (CNN) comptent parmi ceux qui ont joint leurs voix à la sienne. Au moins 16 grandes fortunes ont fait de même en France dans les jours qui ont suivi, ainsi que quatre autres en Allemagne la semaine dernière.

L'initiative s'est d'abord attiré la curiosité et l'admiration tellement il est rare de voir quelqu'un réclamer le droit de payer plus d'impôt. Cela a conforté des pays, comme la France, qui avaient déjà des projets de nouvel impôt spécial sur les plus riches.

Les plus critiques ont tout de suite fait remarquer que de nouvelles taxes ne visant que ceux qui gagnent un million et plus par an, ou ceux qui appartiennent au 1 % des plus riches de la société, ne généreront jamais plus que des recettes symboliques, à moins d'être très lourdes, beaucoup plus lourdes que ce que seront prêts à payer les riches, même ceux de bonne volonté. Les plus cyniques ont suggéré que c'était très exactement l'objectif poursuivi par tous ces milliardaires soudainement généreux: faire un geste symbolique de solidarité qui frapperait les esprits afin d'éviter d'être bientôt la cible du mécontentement populaire qui secoue déjà les rues d'Athènes, de Madrid et de Londres.

Oubli


Force est d'abord de constater que les déclarations de ces milliardaires recouvrent des réalités bien différentes avec, par exemple, un taux marginal d'imposition sur les tranches supérieures de revenus théoriquement de 35 % aux États-Unis, contre 40 % en France, 50 % au Royaume-Uni et plus de 55 % en Suède et au Danemark. Certains gouvernements disposent donc de plus de marge de manoeuvre que d'autres en ce domaine.

Il est vrai, toutefois, qu'en plus d'avoir vu leurs revenus de marché croître beaucoup plus rapidement que ceux de l'immense majorité de leurs concitoyens, les personnes les plus riches ont souvent aussi profité, depuis plusieurs années, d'une réduction de leur fardeau fiscal grâce, notamment, à des baisses d'impôt, à l'augmentation de formes de revenus moins taxés, tels que les revenus de placement, et à l'accès à de nouvelles échappatoires fiscales. Si les anciennes charges fiscales ne mettaient pas les économies à genoux, il n'y a pas de raison que leur rétablissement, ne serait-ce que partiel ou temporaire, soit tellement catastrophique.

En fait, ce qui semble surtout avoir changé au cours des dernières années, c'est la perception que l'on a de ce qui peut normalement être attendu de la part des plus fortunés de notre société. Quelles que soient ses motivations réelles, le message lancé par Warren Buffett et sa bande a le mérite de rappeler un principe qui devrait pourtant aller de soi. Celui que tout le monde, sans exception, devrait aider à éponger les déficits records des pays — tout comme à contribuer à n'importe quel autre projet collectif — en proportion de ses moyens.

Le Canada ne réussit pas trop mal en matière d'équité fiscale, particulièrement au Québec. On n'y a toutefois pas été à l'abri des grandes tendances qui ont sévi dans les autres pays.

Le gouvernement conservateur à Ottawa a d'ailleurs décidé de ne recourir à aucune hausse de taxe pour rétablir l'équilibre de ses finances. Au contraire, il a même maintenu des promesses de baisses d'impôt pour les entreprises que plusieurs experts estimaient pourtant inutiles. L'ensemble de l'effort doit prendre la forme de réduction de dépenses, ce qui se traduira fatalement en baisses de services, et qui fera fatalement aussi plus mal aux plus démunis qu'aux plus riches.

Ça me fait penser... Avez-vous entendu l'une ou l'autre de nos riches familles canadiennes joindre sa voix à celle des autres milliardaires et réclamer le droit d'assumer sa part?

Moi non plus.

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NOTE DE L'AUTEUR

Le cas d'au moins un Warren Buffett canadien m'a visiblement échappé. 
 

Le professeur de HEC Montréal, Daniel Parent, m'a gentiment rappelé l'histoire, il y a presque deux ans, de cette déclaration du président et chef de la direction de la Banque TD, Ed Clark, qui avait affirmé qu'un grand nombre de dirigeants de grandes entreprises ne demandaient pas mieux de payer plus d'impôt pour aider à réduire les déficits.

La réaction du gouvernement Harper avait été cinglante (voir article du Globe and Mail http://www.theglobeandmail.com/report-on-business/td-chief-caught-in-deficit-crossfire/article1465325/), et explique peut-être le silence des gens d'affaires canadiens sur cette question aujourd'hui.
 

Merci à M. Parent.

Éric Desrosiers

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