La langue est une fête

Je suis un admirateur inconditionnel du linguiste Guy Bertrand. J'ai vraiment découvert, grâce à lui, le plaisir de la grammaire. Les capsules linguistiques présentées par Bertrand à la Première chaîne de Radio-Canada ont renouvelé la vieille formule «ne pas dire, mais dire». Sur un ton souvent amusé et toujours sympathique, le linguiste nous invite à améliorer la qualité de notre langue et à en finir avec les barbarismes, solécismes, anglicismes et calques de l'anglais qui la dénaturent. Bertrand ne nous sermonne pas à la manière des puristes cassants tout juste bons à créer de l'insécurité linguistique. Il nous informe et nous convie à la pratique d'un français correct.
Avant de découvrir ses capsules, je considérais la grammaire comme une contrainte nécessaire, mais pas vraiment intéressante en soi. Aujourd'hui, je la considère comme un univers passionnant. 400 capsules linguistiques (Lanctôt, 1999, maintenant édité chez Michel Brûlé), le premier ouvrage de Bertrand, est un de mes livres de chevet. En classe, au collégial, je présente une cinquantaine de ses capsules, et les étudiants en redemandent. Le tome II (2006), qui présente 400 nouvelles capsules, pourrait être aussi intéressant, mais sa présentation devrait être revue. Comme les articles n'y sont pas classés par ordre alphabétique, ils sont plus difficiles à consulter et à retenir.L'approche de Guy Bertrand s'inscrit dans une tendance qui a actuellement la cote et qui consiste à plaider pour un français de qualité en mettant en avant le plaisir de la chose puisque, comme on le sait, qui aime bien châtie bien. En France, la collection «Le goût des mots», dirigée par l'écrivain Philippe Delerm aux éditions Points, est entièrement dédiée à cette approche. «Les mots nous intimident, explique Delerm en présentant la collection. Pour les apprivoiser, il faut les soupeser, les regarder, apprendre leurs histoires, et puis jouer avec eux, sourire avec eux. Les approcher pour mieux les savourer, les saluer, et toujours un peu en retrait se dire je l'ai sur le bout de la langue — le goût du mot qui ne me manque déjà plus.»
Les amateurs de capsules linguistiques raffoleront de C'est la cata! Petit manuel du français maltraité (2006), de Pierre Bénard, et du Répertoire des délicatesses du français contemporain (2009), de Renaud Camus, deux ouvrages de cette collection qui traquent les fautes de français fréquentes et les tics langagiers. Avec Henriette Walter, les mêmes amateurs pourront explorer «les grandes et petites histoires de notre langue» dans Le français dans tous les sens (2008). Avec Marina Yaguello et son Catalogue des idées reçues sur la langue (2008), un classique dont la première édition remonte à 1988, ils s'initieront à la linguistique.
Le goût mûr des mots
Paru le printemps dernier, Bouche bée, tout ouïe... ou comment tomber amoureux des langues est un des plus récents ouvrages de cette collection. Son auteur, Alex Taylor, est un Britannique polyglotte qui vit en France depuis 30 ans. Animateur de radio et de télévision, Taylor a publié, en 2007 chez le même éditeur, son Journal d'un apprenti pervers, dans lequel il expose ses expériences homosexuelles, tendance sadomasochiste. On laissera à d'autres le soin de commenter cette facette de l'oeuvre. Son Bouche bée... explore un tout autre univers, celui des différences entre les langues. Brillant, érudit et maître de l'humour subtil, Taylor nous y propose un plaisant et instructif voyage au pays des langues.
«Plus on fouille dans le dictionnaire, écrit-il, plus on constate à quel point notre vision du monde est totalement dictée par les mots dont nous disposons. C'est uniquement en se heurtant à d'autres langues que l'on se rend compte des limites mais aussi des prouesses et des possibilités uniques de la sienne.» Les Indiens Navajos, de l'Utah, par exemple, n'avaient pas de mot pour désigner une «porte», une réalité inexistante dans leurs wigwams. Quand ils se sont heurtés à cette chose dans le monde moderne, ils l'ont désignée comme un «plancher solide établissant un chemin horizontal lequel empêche de sortir sans entrave vers l'extérieur». Les Japonais, eux, n'ont pas de mot pour dire «eau», mais en ont pour dire «eau chaude» ou «eau froide».
Sans être, sans avoir
Les articles (un, une, le, la...), si indispensables en français, n'existent pas en russe ou en mandarin. «Donne-moi pomme», disent à peu près les peuples qui parlent ces langues. En fait, seule une langue sur cinq dans le monde se sert des articles. Cet usage a aussi ses particularités d'une langue à l'autre. Quand J. F. Kennedy, en 1963, lance son «Ich bin ein Berliner» (Je suis un Berlinois), il déclare plutôt être «un beignet à la fraise recouvert d'une onctueuse couche de sauce vanille». C'est que l'allemand ne met pas d'article indéfini devant les gentilés.
Imagine-t-on pouvoir parler sans disposer des verbes «être» et «avoir»? Le mandarin, la langue la plus parlée au monde, se passe du premier. Ainsi, les Chinois ne diront pas «le ciel est bleu à Pékin», mais, sans article ni verbe être, «ciel bleu Pékin». Les Russes, quant à eux, contournent le second. Notre «j'ai un livre» devient «à moi livre» dans leur bouche.
Le tour d'horizon mené par Taylor retient aussi des expressions intraduisibles (le français a ses anges qui passent, ses bons comptes qui font les bons amis; l'anglais a son wake-up call), de même que des considérations sur les pronoms personnels (il n'y a pas qu'au Québec que l'usage du «tu» ou du «vous» est flottant) et sur la bonne manière d'apprendre une langue.
Déclaration d'amour aux langues du monde — il y en a environ 6900 et l'une d'entre elles meurt toutes les deux semaines —, Bouche bée, tout ouïe, dans un esprit de gratitude, ne manque pas d'insister sur celle qui compte le plus pour chacun d'entre nous, c'est-à-dire notre langue maternelle, irremplaçable.
«C'est uniquement en se heurtant à d'autres langues que l'on se rend compte des limites mais aussi des prouesses et des possibilités uniques de la sienne», conclut l'auteur.
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