Essais québécois - Ce que croit Jacques Henripin

Le démographe Jacques Henripin
Photo: Jean-Frédéric Légaré-Tremblay Le démographe Jacques Henripin

Sommité de la démographie québécoise, l'octogénaire Jacques Henripin n'enseigne peut-être plus à l'Université de Montréal, mais il n'est pas inactif pour autant. Libéré des contraintes que lui imposait la démarche scientifique dans ses travaux de démographe, il se permet maintenant d'y aller de ses opinions bien personnelles sur sa société.

Dans Ma tribu. Un portrait sans totem ni tabou, son plus récent essai, il s'amuse à décrire les Canadiens français du Québec sans complaisance. Sorte de «Ce que je crois» qui laisse la religion de côté, cet ouvrage bien titré, au style clair et à la réjouissante liberté de ton, se lit très agréablement.

Toutefois, un souverainiste de gauche, comme moi, se retrouve en territoire ennemi dans ces pages. Henripin, en effet, ne cache pas son mépris pour ceux qu'il désigne comme «les sécessionnistes et les demi-séparatistes» et il avoue avoir abandonné la lecture du Devoir parce que le discours nationaliste l'ennuie de plus en plus. Il semble que le discours fédéraliste de La Presse lui convient mieux. Le démographe retraité écrit même que «la section française de Radio-Canada donne l'impression d'être un refuge de séparatistes». On aurait bien aimé avoir des noms, mais on devra se contenter de ce jugement pour le moins saugrenu.

La tribu à laquelle s'identifie Henripin est celle des Canadiens français. Ce terme suranné peut faire tiquer, mais, dans le contexte, il se justifie. Pour des raisons culturelles, le démographe trouve inapproprié le concept de «nation québécoise», qui inclut sur une base territoriale tous les habitants du Québec. Henripin entend donc faire le portrait de ce que d'autres préfèrent appeler les Québécois d'origine française ou les Québécois francophones. Avant de succomber au syndrome d'Elvis Gratton, acceptons de jouer le jeu et poursuivons.

Un optimisme contestable

S'il reconnaît que les Canadiens français hors Québec s'assimilent à grande vitesse, sauf au Nouveau-Brunswick et peut-être dans la portion ontarienne collée sur le Québec, Henripin pense néanmoins que l'avenir des francophones du Québec est assuré. Depuis 150 ans, écrit-il, «le pourcentage des francophones s'y est maintenu autour de 80 %» et rien n'indique que cela changera. Cet optimisme est pourtant très contestable.

Comme le rapporte le mathématicien Charles Castonguay dans Le français dégringole (Renouveau québécois, 2010), le recensement de 2006 est porteur de mauvaises nouvelles à cet égard. Dans l'ensemble du Québec, le poids des francophones passe pour la première fois sous la barre des 80 % en se situant à 79,1 %. Dans la région de Montréal, il est à 65 % et dans l'île, à 49 %.

Henripin refuse de s'en inquiéter en se réjouissant du fait que les trois quarts des allophones choisissent désormais le français. Or, non seulement ce chiffre reste-t-il à prouver, mais serait-il juste qu'il indiquerait néanmoins un recul du français. Pour que le français conserve son poids proportionnel actuel, en effet, c'est huit ou neuf allophones sur dix qui doivent adopter le français, ce qui n'est pas le cas à l'heure actuelle.

De plus, le fédéraliste qu'est Henripin ne dit rien ou presque d'un autre phénomène: la chute du poids des francophones dans l'ensemble canadien. En 1951, ils étaient 29 %. En 2006, ils n'étaient plus que 21,6 %. Si le Québec demeure dans le Canada, comme le souhaite Henripin, les francophones qui y habitent constitueront peut-être une majorité provinciale, mais ne seront plus qu'une minorité sans influence à l'échelle canadienne.

Au mépris de toutes considérations historiques ou scientifiques, Henripin nous sert aussi, à quelques reprises, la tarte à la crème linguistique selon laquelle c'est la mauvaise qualité du français au Québec qui menace son avenir. Cette affirmation, redisons-le, n'a aucun fondement. Dans l'histoire de l'humanité, aucune langue n'a disparu parce que ses locuteurs la parlaient mal. Les langues se dégradent ou disparaissent quand les peuples qui les parlent sont dominés militairement, politiquement, économiquement et culturellement. Ce n'est pas une opinion; c'est un fait.

Un «lucide» impressionniste

Sur la plupart des autres sujets qu'il aborde, Henripin reprend les points de vue des «lucides» dont il se réclame ouvertement. Pour s'adapter au vieillissement de la population, il propose des mesures visant à accroître la fécondité et à retarder le moment de la retraite. Pour financer la santé et pour mettre un frein à l'abus (jamais démontré) des consultations médicales, il plaide en faveur du ticket modérateur. Sa critique du syndicalisme a des accents adéquistes. Il qualifie la loi antibriseurs de grève d'«entorse à la liberté du marché» et refuse que les cotisations syndicales servent à des prises de position politiques. Il conteste, évidemment, l'importance accordée à la distinction gauche-droite et reprend le cliché selon lequel la passion serait à gauche et la raison, à droite.

Les propos d'Henripin sur l'école sont essentiellement impressionnistes (les instituteurs de l'ancien temps maîtrisaient mieux le français, la réforme est une horreur), mais contiennent au moins deux bonnes idées: redonner à l'histoire une place centrale et initier les jeunes aux règles de la démocratie. Trop souvent, toutefois, ici comme ailleurs, Henripin donne dans l'à-peu-près. Il nomme le ministre des Finances André Bachand (au lieu de Raymond), semble ignorer que l'UQAM offre déjà un programme d'études en danse et date de décembre 2008 un texte paru après la tuerie de Polytechnique de 1989.

Jacques Henripin, malgré tout, aime sincèrement sa tribu. Il la trouve un peu bonasse et pleurnicharde, déplore son complexe d'infériorité, mais apprécie sa bonhomie et certains éléments de sa culture. Il lui souhaite donc longue vie. En bon trudeauiste, il croit que le fédéralisme permettra ce bel avenir. Partisan de la Loi sur la «clarté», Henripin insiste sur les «avantages économiques que le Québec retire de son appartenance au Canada» et sur le fait que, puisque nous sommes «peu doués pour l'administration collective non technique», nous avons intérêt à devoir «composer avec des Canadiens qui réussissent mieux que nous en matière de gestion publique» et avec des gens de culture britannique qui «donnent depuis fort longtemps des exemples de sagesse politique». Henripin est un vrai Canadien français, dirait le père d'Elvis Gratton.

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louisco@sympatico.ca

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