Essais québécois - Mémoire du terroir à l'heure des vaches

Le frère Marie-Victorin ne se prive pas de chanter la grandeur du passé.
Photo: Source Télé-Québec Le frère Marie-Victorin ne se prive pas de chanter la grandeur du passé.

La littérature du terroir, la vraie de vraie, celle du début du XXe siècle, qui chantait la vie campagnarde, la famille catholique traditionnelle et l'attachement à la langue française, n'a plus la cote et est à peine lue dans nos établissements d'enseignement. Même les connaisseurs la regardent de haut et refusent de lui reconnaître de réelles qualités littéraires.

Certains romans populaires d'aujourd'hui s'en inspirent et deviennent de retentissants succès de librairie — ce fut le cas, par exemple, des Filles de Caleb — mais ils en proposent une version modernisée, dans laquelle le cadre rural sert de décor à des récits multipliant les anachronismes et mettant en vedette des femmes fortes, qui n'a plus grand-chose à voir avec l'originale. Notre vraie littérature du terroir, pourtant, qui a connu son heure au début du siècle précédent, recèle pourtant de véritables trésors.

L'Heure des vaches et autres récits du terroir, une «anthologie de textes brefs régionalistes» conçue et présentée par Denis Saint-Jacques et Marie-José des Rivières, regroupe quelques-uns de ces bijoux oubliés. On entre dans ce livre comme dans un musée, dont l'atmosphère est chargée de mélancolie, d'une douceur qu'on sent menacée, d'une joie de vivre réelle mais fragile, d'un désir profond mais simple d'élévation spirituelle, de la petite musique d'un passé idéalisé, certes, mais peut-être moins naïvement qu'on ne le pense.

Les vaincus de l'histoire

On a beaucoup moqué le moralisme de ce courant, ratant ainsi la métaphysique qui le sous-tend. Les terroiristes, c'est vrai, exaltent souvent avec lyrisme un monde qui est en train de se défaire, insistent avec grandiloquence sur la beauté du passé, mais ils témoignent surtout d'une expérience humaine universelle, c'est-à-dire le trouble angoissant qui envahit les âmes sensibles devant le spectacle tragique des choses et des êtres qu'on aime et qui s'en vont, irrémédiablement. «Il nous reste difficile, écrivent Saint-Jacques et des Rivières, de comprendre aujourd'hui l'enjeu qui sous-tend cette littérature, porte-parole d'un mouvement cassé par l'évolution. Les voix affaiblies qui nous parlent par elle proviennent des vaincus de l'histoire.» Or justement, d'un point de vue métaphysique, nous sommes tous des vaincus de l'histoire. Et cette littérature, que les lecteurs superficiels ont trop tôt folklorisée, chante cela avec une élégance disparue avec elle.

Appartenant au domaine de «la prose narrative, descriptive ou argumentative», les récits du terroir retenus par les anthologistes se classent en deux catégories: les «souvenirs», qui se donnent pour des expériences vécues, racontées par des «mémorialistes d'une enfance revivifiée» aspirant au statut de «porte-parole de la nation même», et les «nouvelles rustiques», des textes de fiction qui explorent aussi le thème de la terre, mais plus librement.

L'abbé Camille Roy fut une figure dominante de la littérature canadienne-française du début du XXe siècle. Dans Le Vieux Hangar (1905), il donne la parole à un bâtiment délaissé, selon le procédé de la prosopopée, pour témoigner du drame de l'oubli. «Il se sentait mourir comme toutes les choses que l'automne a flétries, comme la tige grêle de houblon qui languissait maintenant sur sa façade, comme les longues herbes jaunies qui avaient poussé à travers les pierres de son solage, écrit Roy. Et parce qu'il se sentait mourir, toutes les tristesses de la nature le faisaient rêveur et désolé.» Cet extrait donne le ton général de cette littérature du terroir, toute tendue vers la beauté tragique d'un hier gorgé de sens qui ne saurait résister aux assauts d'une évolution oublieuse et inévitable.

En racontant La Corvée des Hamel (1917), le frère Marie-Victorin suit une voie semblable. À L'Ancienne-Lorette, «l'orme bien des fois centenaire, plus vieux que l'histoire», qui garde la maison des Hamel au frais, devra être coupé. Toute la famille est donc conviée à cette corvée qui marque la fin d'un monde. Marie-Victorin, évidemment, ne se prive pas de chanter la grandeur du passé, mais son regard s'embue rapidement. «Le dîner fut simple et triste, écrit-il. La conversation de toutes ces vieilles gens était dans le passé, et le passé est peuplé de fantômes évanouis, de bonheurs brisés et de cercueils.» Le spectacle des hommes démembrant l'arbre abattu est douloureux. «Cet acharnement contre une chose morte et tombée, tout cela avait l'air d'un crime», écrit le religieux dans une magnifique formule qui pourrait s'appliquer, aujourd'hui, au regard que les Québécois, trop souvent, jettent sur leur histoire.

Lionel Groulx fut aussi un maître de ce genre. L'Herbe écartante, un texte tiré du recueil Les Rapaillages (1916), est une pure merveille de mélancolie joyeuse. Brillamment ciselés, les récits-souvenirs de l'abbé n'étaient toutefois pas sans tics. Pour s'en moquer, Louis Francoeur et Philippe Panneton (Ringuet) en signent, en 1924, un amusant pastiche intitulé Rabâchages, que Saint-Jacques et des Rivières ont eu la bonne idée de reproduire dans cette anthologie. À l'heure de l'«Appel de la crasse», toute une famille de «vingt-quatre enfants et soixante-et-onze petits-enfants» passe au baquet. Preuve que l'irrévérence existait déjà en ce temps-là.

Ce qui nous échappe

Les nouvelles, qui composent la deuxième partie de ce recueil, sont aussi très fortes. Chez Albert Laberge, dans un extrait de La Scouine (1918), le temps des foins n'est que misère. Dans Le Bonhomme Thérien (1909), de Damase Potvin, un cultivateur exproprié devient fou. Dans Bois-Joli (1945), de Madeleine Grandbois, un médecin morphinomane intoxique tous les habitants d'un village. Dans L'Héritage (1941), Ringuet met en scène un mystérieux personnage découvrant «que la nature n'était point simple et que pour lui le livre était illisible».

On n'a retenu, de cette littérature, pour mieux l'oublier, que ses coquetteries passéistes et moralisatrices. Pourtant, comme le regard triste, profond et énigmatique que les vaches jettent sur le monde, elle contient un appel à la réflexion sur ce qui nous échappe. Et puisque tout nous échappe...

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louisco@sympatico.ca


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