Mon cher dear Stephen

Photo: Agence Reuters Mike Cassese

La tête fourrée dans la page Zeitgeist de ce journal, mon mari moins tout neuf lisait en attendant une voiture officielle. Vous vous êtes approché de lui, m'a-t-il raconté, et vous avez lancé sur un ton complice: «C'est la seule journaliste du Québec que je lis!» Tony Clement a lâché son BlackBerry, vu la couleur du journal, et haussé les épaules. Rien à cirer.

Sourcil froncé et étonné de la part du mari qui ne se vante ja-mais de son état civil (il a un peu honte, je crois) ni de ses accointances purement sexuelles avec moi. Motus. Et il n'a pas pipé mot devant vous.

«Que je lis... de moi-même», avez-vous ajouté comme un scout qui avouerait une passion coupable pour les Barbie. À défaut de faire partie de vos clippings de presse, je suis votre araignée dans le plafond, votre moment de détente du vendredi entre deux non-réponses à des journalistes baveux qui ne rêvent que de vous faire la peau.

Mon pauvre, que je vous plains d'avoir à subir cette meute dont vous avez tout fait pour exciter la hargne et le mépris. Vous avez raison de ne pas répondre à leurs questions. Lorsqu'on sait à quel point vous êtes control freak (y a pas que votre coiffeur qui soit au courant), cela n'a rien d'étonnant.

Mais je vous fais remarquer que ces mêmes journalistes ont beaucoup épargné votre vie privée. Si vous voulez «mon deux cennes», c'est probablement par respect pour l'humain. Et parce qu'un gars a le droit d'avoir une vie entre minuit et six heures du mat. Même s'il est contre l'avortement et pour la peine de mort (enfin, ça dépend...).

Anyway, je suis fière de vous compter parmi mes lecteurs de vendrediste. On a bien songé à pardonner à Bertrand Cantat, pourquoi pas à vous? Si la politique n'est pas une forme de théâtre amateur, je me demande bien ce que c'est.

J'assume les railleries qui viendront avec cette prise de position, alors qu'on tente souvent de vous faire passer pour un illettré fan de hockey, qui n'a jamais daigné répondre aux envois littéraires bihebdomadaires de l'écrivain Yann Martel.

Je pense au contraire que vous êtes brillant (un ex-premier de classe), un excellent stratège, et que votre campagne de séduction ciblée — hors Québec — est un modèle de conservatisme qui plaît autant aux immigrants de la couronne torontoise qu'aux fanas du bitumineux de l'Alberta. Vous jouez au «vacher de l'Ouest» (expression de Louis Hamelin) pour berner vos électeurs qui se méfient des diplômés de Harvard.

On vous admire en VTT, au piano avec une petite Asiatique ou au hockey-bottine; je vous ai même croisé à CBC un après-midi — pur hasard, je changeais l'heure du magnétoscope —, au lit avec un homme, dans une émission d'humour anglophone. Et après ça, on dira que vous en manquez. Personne ne vous connaît vraiment, sauf peut-être votre femme, qui doit vous suivre dans les gymnases, les Tim Hortons et les cabanes à sucre. Juste à lui voir l'air, on comprend le sens de «pour le meilleur et pour le pire».

Bafouer la démocratie


Finissons-en avec mes collègues, ils ne vous ont pas à la bonne. Ils sont habitués d'avoir le dernier mot, plaisir dont vous les privez. Une source bien informée et qui préfère conserver son emploi me précise qu'on ne tient nullement compte des journalistes et éditorialistes québécois à Ottawa. Zéro influence. La campagne ne se joue pas selon les mêmes enjeux; il n'y a qu'à lire Chantal Hébert pour le savoir. Là-bas, on s'inquiète d'une coalition possible; ici, c'est plutôt la démocratie bafouée qui nous met en beau joual vert (traduction: in good green horse).

En tout cas, si de votre propre chef vous vous évadez avec une chroniqueuse légèrement déjantée, je ne peux que vous féliciter. Notre ex-PM, Bernard Landry, m'avait déjà écrit qu'il me lisait avec le même intérêt que les pages économiques et que ma «gracieuse insolence» lui faisait le plus grand bien. Je suis heureuse de vous décrisper le toupet et de vous détendre le coccyx. Un PM relax prend toujours de meilleures décisions.

Aussi, je vous conseille vivement de lire le livre du philosophe politique Christian Nadeau, Contre Harper (en traduction de Rogue in Power: Why Stephen Harper is Remaking Canada by Stealth). Je me tape ça lorsque j'insomnise à propos des conservateurs. On apprend surtout de ses ennemis, dit-on. Oui, il y a des gens qui se lèvent la nuit pour vous haïr. En tout cas, M. Nadeau ne vous aime pas et il a les arguments pour étayer son propos, passant de la prorogation au recensement, de Machiavel à Montesquieu, pour vous vouer aux gémonies.

Mais nous sommes tous responsables de votre succès, façon Sarkozy de Stampede: «Dans la tragicomédie des conservateurs, nous ne sommes pas de simples spectateurs. Notre passivité nous rend complices de gestes que nous prétendons rejeter. Ce que les conservateurs nous refusent, nous pouvons nous le donner nous-mêmes», écrit Nadeau.

Pouvez pas savoir comme j'abonde. Et vous avez parfaitement compris que cette passivité vous reconduira au pouvoir. Selon Élections Canada, le taux de participation aux élections est passé de 73,1 % en 1867 à 58,8 % en 2008.

De plus, vos députés élus, que «le gouvernement Harper» soit majoritaire ou non, se prévaudront d'une pension à vie obtenue après six ans au pouvoir (en 2012), soit, grosso modo, 40 000 $ par année. C'était bien assez pour retourner en élections au moment où les sondages étaient au bleu fixe.

Couper les ponts

Si vous vous apprêtez à gagner une élection sans le Québec, il n'en faudra pas davantage pour déchaîner les passions. Vous avez déjà coupé symboliquement les ponts (Champlain, rings a bell?), ne restera plus qu'à couper le cordon.

Entre vous et moi, Stephen, vous êtes la meilleure chose qui soit arrivée en politique canadienne depuis longtemps. Et je vous souhaite de former un gouvernement majoritaire le 2 mai prochain. Je n'ai pas fait science po mais vous allez enfin être le messie politique que les indépendantistes attendaient.

Le scénario envisagé est le suivant: vous gagnez avec une majorité, Duceppe revient à Québec et se présente pour mener la Belle Province vers l'indépendance (sorry, Pauline, you'll never be my man, even if you've got balls).

Et n'allez pas croire, j'ai toujours été une indépendantiste aussi molle que la crème glacée de chez Dairy Queen. Mais je ne serai pas la seule à virer ma cuti et à voter pour un pays dans le pays.

J'espère que malgré les frontières, vous continuerez à me lire. Il me fera plaisir de vous donner de nos nouvelles.

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«Mon indignation me lasse: elle ressemble trop à de la bonne conscience, elle se prend trop pour de la vertu et, au bout du compte, elle me donne trop facilement l'impression d'être au-dessus des choses. Or, nous ne sommes jamais au-dessus de quoi que ce soit: nous sommes DEDANS, et dedans jusqu'au cou.» - Bernard Émond, Vitupérer l'époque (dans Relations)

«L'une des principales erreurs commises au sujet de Stephen Harper est de le sous-estimer. Il ne s'agit peut-être pas d'un grand intellectuel, mais on reconnaîtra en lui quelqu'un d'indéniablement intelligent.»
- Christian Nadeau, Contre Harper

«À force de traiter la Chambre des communes comme un carré de sable, les partis fédéraux vont finir par retomber en enfance.» - Chantal Hébert, blogue de L'actualité

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Lorsque la philo s'en mêle

J'ai demandé à Christian Nadeau, auteur de l'essai philosophique Contre Harper (Boréal), de me pondre quelques questions pour notre PM conservateur. Il a été généreux: 20! Par contre, M. Harper risque de n'en lire que cinq...

En voici trois.

7- Dans le dernier budget, le volet des programmes culturels financés par le fédéral subit une diminution de dépenses de 177 millions, ce qui représente une baisse de 4,5 %. Pourquoi s'acharner sur l'un des secteurs les plus fragiles de notre société, alors qu'il est partout présent dans nos vies? Comment expliquer une telle chose alors que le sport, quant à lui, voit bonifier ses activités d'une aide fédérale de 27 millions de dollars, soit de 15 %.

8- Pourquoi voulez-vous absolument nous dégoûter des Beatles?

17- Vous avez naguère défendu des principes de transparence pour la gestion des affaires publiques. Pourquoi refusez-vous aujourd'hui de répondre à plus de cinq questions par jour aux journalistes? Ce n'est certainement pas parce que vos bains de foule sont plus importants que de répondre aux questions pertinentes sur la manière dont vous entendez gouverner l'État pour les prochaines années.

Vous retrouverez toutes les questions sur mon blogue: http://blogues.chatelaine.com/blanchette

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Et les zestes

Aimé: l'entrevue qu'a accordée Jack Layton à TLMEP (sur YouTube). J'adore le bonhomme et son humour. Et en voilà un que le contrôle du message n'inhibe pas.

Souri: devant le titre Les dictateurs font très bien l'amour. Les plus improbables rencontres du XXe siècle du journaliste Matthias Debureaux. 14 rencontres réelles entre des personnalités qui n'ont rien à voir entre elles, restituées avec le souci de l'exactitude historique mais avec un élan littéraire et des dialogues savoureux. Des saynètes imaginatives, notamment entre Marilyn Monroe et Nikita Khrouchtchev (la bombe et la bête), entre Sacha Guitry et le tsar Nicolas II (la sédition par le gruyère), ou entre Winston Churchill et Brigitte Bardot (je me sens si seul sans une guerre). Harper et Lady Gaga?

Revu: le film Micmacs à tire-larigot de Jean-Pierre Jeunet (2009). Un film anar et bourré d'imagination qui plaira à tous ceux qui croient encore à la revanche des petits et des excentriques sur le pouvoir. Et en plus, on s'en prend aux marchands d'armes et autres artilleries lourdes. Délicieux. Sorti en DVD.

Apprécié: Ils sont fous ces Québécois de Géraldine Woessner (Éditions du Moment). Ces «chroniques insolites et insolentes d'un Québec méconnu» sont amusantes et fort bien envoyées: notre gestion des poubelles, notre festivalite aiguë, nos 1800 accommodements, la trash radio de Québec, Info nids-de-poule, le bingo, tout y passe. Et comme on n'est jamais mieux décrit que par des étrangers, c'est une Française expat qui s'exprime. Elle est installée ici depuis 2009, arrivée en plein hiver. Bienvenue au pays!

Lu: à mon B l'album Le grand championnat de mensonges de Gwendoline Raisson & Magali Bardos (Pastel). Charmant. Une initiation à la vie politique...

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Joblo
cherejoblo@ledevoir.com
twitter.com/cherejoblo

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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