Médias - La madamisation
C'est fini. À 45 ans, l'âge d'être grand-mère, le magazine Madame au foyer raccroche son plumeau. Le numéro d'avril sera le dernier. La direction a évoqué des raisons «essentiellement économiques» pour justifier le seppuku.
Le nom de la chose, raccourci en 2000 au simple Madame, n'a pas aidé sa cause. Madame au foyer... Même en 1966, à sa naissance, ce nom de baptême n'annonçait pas exactement l'avant-garde féministe éclairée. C'est un peu comme si Le Bel-Âge avait choisi de s'intituler Mémère à l'hospice...C'est un détail. Au fond, si Madame au foyer disparaît, c'est peut-être aussi parce que les autres médias pastichent et relaient maintenant allègrement sa formule, avec vie pratique, consommation, cuisine, bien-être, mode, beauté, santé et cocooning partout, tout le temps.
Observant le phénomène, une collègue féministe de la salle de rédaction du Devoir a parlé de la «madamisation des médias». Attagirl!
Tendances
Le concept éclaire une foule de tendances. La madamisation explique par exemple l'étonnante survie des magazines féminins dans le monde du papier en crise. Les femmes lisent, contrairement à leurs béotiens d'époux, et elles lisent encore beaucoup.
La madamisation justifie la très belle récente refonte du Globe & Mail, maintenant lu par une majorité de femmes plus ou moins professionnelles. Le prestigieux quotidien a refait sa maquette et revu certaines de ses sections pour leur plaire.
Ici, le désir de rejoindre l'équivalent contemporain de la «madame au foyer» (y compris dans sa version homme rose) formate les grilles de programmation des médias généralistes pendant la journée. Ce qui donne donc Deux filles le matin et Tout simplement Clodine à TVA et L'après-midi porte conseil à la Première Chaîne de Radio-Canada.
Comme quoi, souvent, une matante se terre dans chaque madame. Comme quoi, dans les médias, la matantisation double la madamisation. À preuve, ces innombrables reportages consacrés la semaine dernière au retour de Céline Dion à Las Vegas.
Mais la madamisation des médias peut être entendue dans un autre sens. Il s'agit alors d'une perspective faisant envisager tous les problèmes du monde à partir du point de vue d'une certaine madame choyée, hors du foyer, la bourgeoise friquée et culturobranchouillée.
Cette madame des médias paraît plus obsédée de reconnaissance que de connaissance. C'est une envoyée spéciale sur son propre nombril de privilégiée. Les gadgets électroniques, iPod, iPhone, iPad, Twitter, Facebook et YouTube, si possible tous en mê-me temps, amplifient son narcissisme de citoyenne comblée.
Cette rebelle du confort se perçoit elle-même comme l'incarnation parfaitement légitime et cool de la «normalisation antinormative» décrite par l'essayiste Philippe Muray. On pourrait aussi parler d'une «mutine de Panurge» pour lui rendre hommage.
Si aucun média ne meurt de cette maladie, beaucoup en souffrent pendant la journée. C'est la madamisation qui se déploie sans gêne en avant-midi, à la Première Chaîne, quand une forte odeur de Paris Match imbibe tous les sujets traités, surtout les plus lourds. Rendus aux plus légers, les propos empestent le prout-prout-ma-chère, une sorte de mégaclique du Plateau en palabres dans un salon de Saint-Lambert.
L'après-midi, à la télévision d'État, d'autres néodames patronnesses jugent l'état du monde vu d'Outremont, ou tout comme. Pendant la semaine de relâche, une de ces lionnes-tigresses-cougars se demandait quoi faire avec son adolescente pendant que ses amies voyageaient en Europe.
Des chroniqueuses des journaux en rajoutent. Elles s'imaginent que le vulgum pecus partage leurs bobos de Bobos. Et le petit dernier qui a encore perdu son iPad. Et pourquoi on n'en a pas des belles affaires comme à Copenhague? La madame est souvent une parvenue.
Évidemment, on se comprend, la madamisation n'a rien à voir avec une quelconque essence féminine. C'est une attitude. Une idée générale. C'est l'institutionnalisation médiatique de la bourgeoise, de l'arriviste et de la faiseuse.
D'ailleurs, Marie-France Bazzo ne madamise pas à Télé-Québec. Anne-Marie Dussault non plus, à RDI. Jamais, en fait, tant mieux et merci. Même si une des deux se promène en ville avec un petit chien de sacoche...