Quelque chose comme l'amour

Confusion. C'est le premier mot qui vient à l'esprit en lisant le premier roman de la dramaturge Évelyne de la Chenelière. Confusion des personnages, de leurs sentiments. Confusion des genres, de la langue, du féminin et du masculin. Confusion dans la forme même du récit. Il faut s'accrocher.
Disons-le autrement: personne ne concorde avec personne, ni avec soi-même, dans La Concordance des temps. Le présent ne concorde pas avec le passé, et l'avenir est pour le moins incertain. Rien ne concorde avec rien. Et pourtant, on s'accroche.Étrange, très étrange roman, sur l'étrangeté du monde, sur l'étrangeté d'être au monde, d'être soi, d'être en couple, d'a-voir des enfants ou pas. Comme si l'étrangeté du texte, de sa structure, de sa forme même, correspondait à cette étrangeté existentielle, amoureuse et autre qu'on ne parvient jamais tout à fait à exprimer en termes clairs, par a plus b.
Ça nous échappe. Le sens du texte, comme quelque chose d'unidimensionnel, nous échappe. Il y a plutôt ici et là des morceaux de sens, qui éclatent. Des morceaux qui peu à peu vont s'accrocher à d'autres morceaux pour magnifier le sens de l'ensemble, équivoque, par définition.
Bien sûr que c'est agaçant. Au début surtout, quand on n'a aucune idée de ce qui se trame, aucun repère, qu'on ne sait même pas qui parle, dans quel contexte. C'est agaçant et intrigant à la fois.
D'un autre côté, il y a des fulgurances. Des images fortes, des associations d'i-dées qui font leur chemin. Il y a réflexions de toutes sortes, sur la vie, la mort, le deuil, le se-xe, l'enfance, l'amour, l'amitié, qui nous happent.
Il y a des pans entiers du texte qu'on aimerait citer. Comme celui-ci: «Qui sommes-nous réellement pour les uns pour les autres? Des miroirs avantageux, qui poétisent nos moindres tares, jusqu'à ce qu'ils soient fatigués de nous rendre plus beaux que nature, jusqu'à ce qu'ils se ternissent ou volent en éclats, brisant notre reflet pour toujours. Et alors on tente en vain de le recomposer, mais les morceaux se mêlent, et notre visage ne sera plus jamais le même. Plus jamais.»
Ça va loin, ça va vite. C'est une sorte de spirale, avec des chemins de traverse, des pensées qui affluent, se croisent, s'entrecroisent, des images qui reviennent. C'est un flot de paroles qu'on n'arrive pas à démêler. Et ça brasse, ça tourbillonne, ça voltige.
Très étrange roman, oui, indéfinissable, hors normes. On ne sait absolument pas sur quelle planète on est tombé. Mais on est aspiré. Aspiré dans un univers. Un univers propre à quelqu'un qui s'appelle Évelyne de la Chenelière.
Quelqu'un qui, à la mi-trentaine déjà, a écrit près de vingt pièces de théâtre. Quelqu'un qui n'a pas froid aux yeux, qui ose écrire comme personne, comme elle le sent, elle. Quitte à déplaire, à déstabiliser. À innover. On pense à Réjean Ducharme, pour ça.
Disons-le autrement, encore: c'est l'histoire d'un gars, d'une fille. Il marche vers elle. Ils ont rendez-vous, elle l'attend au restaurant. Juste pour comprendre cela, il faudra être patient.
Tandis qu'il marche vers elle, s'attarde, retarde le moment d'arriver au resto, il se parle, lui parle à elle, dans sa tête. Et tandis qu'elle l'attend, désespère de le voir arriver, elle se parle, lui parle à lui, dans sa tête. Leurs monologues intérieurs se croisent, se complètent parfois. Sans que l'on sache toujours qui dit quoi.
Il est question de rupture. De clef à remettre. Mais rien n'est vraiment clair finalement. Parfois, c'est le fantasme qui prend le dessus. Le rêve. L'imagination. Elle imagine, par exemple, qu'il arrive enfin, qu'il s'assoit en face d'elle, et voilà... elle imagine toute la scène.
Parfois, souvent, c'est le passé qui revient à la surface. Leur passé commun, mais pas seulement. Leur enfance à tous les deux revient les hanter. Et toute leur histoire familiale.
Quand on s'est plus ou moins habitué à les entendre s'exprimer chacun dans leur tête, oups, fin du premier chapitre, le plus long. Un narrateur omniscient fait son apparition, raconte un souper entre amis qui se passe chez le couple en question. Ça va dérailler, en sourdine.
Puis, retour aux monologues intérieurs, à la fille qui attend, au gars qui tarde. Jusqu'à la scène finale, aux aveux, au revirement inattendu. Entre-temps, il y aura eu du sang, des pensées suicidaires, des errements. Il y aura eu des souvenirs abominables, de chaque côté. Des histoires de morts, de deuils, d'accidents épouvantables.
Il y aura eu des remises en question fondamentales. De la noirceur, beaucoup. De la dureté, des méchancetés. De la lâcheté. Tout cela dans une écriture acérée.
En cours de route, on n'aura plus pensé qu'on était dérouté par cette lecture. On aura fini par voir les embûches, les ambiguïtés, la confusion comme faisant partie de l'histoire comme telle. Comme faisant partie du couple de l'histoire. Comme faisant partie d'eux, de nous.
On aura compris aussi que, malgré la non-concordance des temps, du langage, des sexes, des êtres, de soi avec soi, il y a quelque chose comme le possible, le futur. Quelque chose qui s'appelle l'amour?