Le tapis rouge
Mes trois années à côtoyer la presse française du vin à Paris, à partir de 2004, m'ont éclairé sur deux choses. Non seulement elle en était devenue presque blasée d'être conviée quotidiennement aux meilleures tables de la capitale (j'ai personnellement essayé d'être blasé, ce fut un lamentable échec), mais elle ne se formalisait que du bout des lèvres de voir la majorité des producteurs de vins de l'Hexagone dérouler le tapis rouge aux Robert Parker et autres Wine Spectator états-uniens pour justifier, à l'échelle de 100 points, le fruit de leur production vinicole.
Après tout, ce qui vient des Yankees, «c'est vachement sympa!». Comme si les Bettane, Desseauve, Petronio, Dupont, Gerbelle, et j'en passe, n'y connaissaient que dalle aux vins de leur propre pays! Le bizness mondialisé du vin, avec ses scores en délire, avait pris le pas sur la culture d'un goût proprement français.La SAQ déroulait récemment ce même tapis rouge, lors de sa dernière thématique, à un ex-collaborateur du Wine Spectator. Son nom? James Suckling (jamessuckling.com). Le prétexte? Profiter du passage du dégustateur — par ailleurs vachement sympa — à la SAQ pour afficher, et ce, à même le site Web du monopole d'État (!), ces 55 vins issus de ladite thématique qui ont obtenu une note supérieure à 90 points à l'échelle de l'hystérie cardinale de monsieur. Comme si les Benoit, Langlois, Phaneuf, Ryan, Fournier, Hamilton, Zacharkiw, et pourquoi pas le chroniqueur du Devoir, tant qu'à y être, n'y connaissaient que dalle aux vins vendus en tablettes! En toute modestie, je crois pouvoir affirmer que la presse québécoise est bien placée pour connaître les goûts propres à ceux qu'elle guide et informe.
Que l'on se comprenne bien: sans vouloir jouer les vierges offensées, chatouiller les maris jaloux ou stimuler une montée de lait bêtement nationaliste, je trouve particulièrement maladroit de la part de la SAQ «d'importer» une expertise qui, toute professionnelle qu'elle soit, discrédite celle de dégustateurs d'ici qui ne sont tout de même pas spécialement des «deux de pique». Surtout que ce type de manège tourne depuis de nombreuses années déjà. Et pourquoi, me demanderez-vous?
Pour faire rouler le bizness! C'est Suckling qui doit rigoler dans sa barbe: imaginez seulement le coup de pub pour son site Web. «Ils l'ont-tu l'affaire, les Amaricains!»s, aurait lancé Falardeau. De toute façon, Elvis Gratton a toujours bien supporté les camouflets. Et puis, il n'a jamais travaillé au Wine Spectator, à ce que je sache!
Mazzei
Les Mazzei sont à l'oeuvre dans le vignoble toscan, au Castello di Fonterutoli, depuis 24 générations. Si le poids des siècles ne garantit pas d'office une crédibilité à toute épreuve, l'évolution patiente, rigoureuse et acharnée sur le terrain, à commencer par le paternel qui, dès 1924, mettait la main à la roue d'une toute première réglementation régionale en chianti, porte aujourd'hui ses fruits. Achat dans la Maremma, plus au sud, en 1996, et plus récemment en Sicile, au coeur de la région bénie du cépage nero d'avola.
Francesco Mazzei, de passage au Québec, nous faisait état de cuvées qui n'affichent jamais de débordements par trop de concentration, célébrant les cépages avec justesse, élégance et un équilibre d'ensemble indéniable. La classe, quoi.
Côté sicilien, deux cuvées, dont Zisola 2007 (24,25 $ - 10542225) où le nero d'avola exprime 100 % de sa personnalité sous le couvert d'un élevage qui le caresse sans trop l'intimider au passage. Il y a du fondu, du coulant, de la fraîcheur, sur une trame consistante mais aussi fine et allongée (***, 1). La cuvée Doppiozeta en importation privée (53,25 $, www.lbvinternational.com), où se greffent 30 % de syrah et 10 % de cabernet franc, est plus audacieuse, tant sur le plan de l'intensité, de la profondeur et du corps que de la vinosité. Tout cela sans un gramme de rusticité (****, 2 ©).
La maremma toscane, située à une dizaine de kilomètres des côtes, est le dernier «terrain de jeu» en vogue des Italiens tous azimuts qui testent ici les limites du sangiovese mais aussi de l'alicante, de la syrah et des cabernets. Trois cuvées chez Mazzei: Belguardo Serrata 2007 (24,15 $ - 10843394), fin et floral, de constitution moyenne (***, 1), Belguardo Bronzone 2007 (30,25 $ 10542090 - à venir) où le sangiovese à 100 % offre plus de détail et de complexité, avec cette pointe de rusticité typique de l'appellation (***1/2, 2 ©), ou encore Tenuta Belguardo (54,25 $ - 11192108), une cuvée où le cabernet sauvignon (pour 90 %) vibre en profondeur avec une jeunesse et une fraîcheur étonnantes (***1/2, 3 ©).
Enfin, le navire amiral toscan à Fonterutoli joue la carte des sangioveses avec quelque 36 clones différents qui, ajoutés aux parcelles, expositions, altitudes et un choix possible de 120 cuvées différentes, créent la nuance et assurent plus de subtilité dans le propos. Ce Poggio alla Badiola 2008 (17,10 $ - 897553) à servir sur une pointe de pizza pour sa souplesse et sa franchise fruitée (***, 1), ou encore ce Chianti Classico Fonterutoli 2008 (25,25 $ - 856484) déjà plus complexe, qui demeure la pierre angulaire du domaine (***1/2, 1). On monte en gamme avec la version «castello» 2006 (44,25 $ - 10813769) et 2007 (44,25 $ - 10813769), le premier, plus sérieux, plus autoritaire, bien serré, de longue garde (****, 3 ©), alors que le second, plus charnu et étoffé, d'un fruité très pur, demeure sans cesse stimulé sous l'envolée de l'acidité (****, 2 ©). Enfin, pour parts égales de merlot et de sangiovese, ce Siepi 2005 et 2006 (93 $ - 10253474) bien foncé, compact, pourvu d'une astringence fine qui le prolonge longuement. Racé, tout ça! (****, 3 ©).
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Jean Aubry est l'auteur du Guide Aubry 2011 - Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $ et chroniqueur à 98,5 FM.
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Les vins de la semaine
La belle affaire
Château du Grand Caumont 2008, Corbières (12,65 $ - 316620)
Je rentre de ces corbières rudes et sauvages, de cette tramontane qui siffle à fendre un merle à la verticale, de cette garrigue forte imprégnée de la sueur du terroir, et puis, et puis je bois cette cuvée, souple et parfumée, juteuse et parfaitement équilibrée. N'y manque que le saucisson! 1.
Le libanais
Massaya Gold Reserve 2008, Vallée de la Bekaa (36,75 $ - 10856929)
Plus qu'un exercice de style, ce vin a trouvé sa voie et s'impose comme l'élite de la production libanaise actuelle. Une superbe bouteille à mettre en cave 10 ans, colorée, capiteuse, profonde, intrigante et bien fraîche, aux tanins nobles, abondants, savoureux. 3
La primeur en blanc
Château de Chasseloir 2007, «Ceps centenaires», Muscadet de Sèvres-et-Maine sur lie (16,85 $ - 854489)
Ceux qui pensent encore que le muscadet a toujours été un blanc neutre, dilué et insignifiant, devront faire sauter la coquille de leurs préjugés en soupesant le fruité net et de parfaite densité de cette cuvée qui ne manque pas de noblesse. Une aubaine à ce prix! 2
La primeur en rouge
E Minor 2008, Shiraz, Barossa Valley, Australie (16,95 $ - 11073926)
Dégusté sur place en mars 2010 avec l'oenologue Stuart Bourne, devant une variété de pizzas qui mettait en valeur cette syrah, ce 2008 à la fois souple et consistant intéresse par la flexibilité de ses tanins et cette vivacité qui ne fait qu'une bouchée du degré d'alcool suggéré. 1
L'émotion
Domaine d'Aupilhac 2007, MontPeyroux, Languedoc (20,05 $ - 856070)
Comme Olivier Jullien, au Mas Jullien, Sylvain Fadat sait sentir, extraire, orienter et sublimer la force brute de l'adéquation terroir/cépage que l'ensemble coule comme l'eau de source. Assise tannique fine, grande fraîcheur, profondeur et réalisme. 2