Changements et progrès
L'année 2011 n'est-elle pas l'occasion pour nous de réfléchir sur nous-mêmes et sur la société qui nous entoure? L'an 2000 apparaît d'autant plus lointain qu'une des caractéristiques de l'époque actuelle est la compression du temps. Le temps ne fuit plus — il explose. En raison de la technologie qui fait fi de lui, des distances et des cycles diurne et nocturne. Le temps apparaît donc comme un ennemi, au point où l'expression «le temps de vivre» sera bientôt obsolète et remplacée par «l'instant de vivre». À la question «comment ça va?», chacun, peu importe l'âge, répond: «Ça ne va pas assez vite, je n'ai plus le temps de rien faire.»
Ce qu'on oublie de dire, c'est que l'agitation n'est pas nécessairement l'action, que le cumul des tâches n'est pas obligatoirement une preuve d'efficacité, alors qu'au contraire l'obsession temporelle participe à une déshumanisation de nos rapports personnels et sociaux. Pour aller plus vite, on ne se donne plus la peine d'user de formules de politesse, on impose aux autres ses conversations téléphoniques, on se coupe d'eux, branché sur son iPod, textant sur Twitter pendant qu'on est à table, en famille ou avec des amis. Bref, le don de l'ubiquité n'est plus un attribut divin puisqu'on peut être physiquement présent avec des gens tout en étant ailleurs grâce à ses gadgets.Ce mode de communication est en train de devenir la norme et il n'est nullement réservé à une jeune génération, loin de là. Ceux qui échappent à cette nouvelle mode, jeunes ou vieux, font figure d'originaux, de marginaux, voire de jurassiques. Les «preneurs de temps», comme on pourrait les désigner, sont d'abord des gens qui ont compris que le changement n'est pas synonyme de progrès et que celui-ci est indissociable de l'amélioration de la condition humaine. Alors qu'au contraire tout ce qui instrumentalise et robotise l'homme marque une régression sociale.
En ce sens, la fuite en avant à laquelle nous invite l'industrie technologique, dont l'enrichissement colossal, soit dit en passant, s'est fait à un rythme aussi effréné que les objets qu'elle a créés, nous oblige à des interrogations aussi critiques que celles sur le mouvement inverse empreint de la nostalgie d'une époque révolue.
La question est de savoir si les changements technologiques sont en train d'échapper à l'Homme. Bill Gates lui-même semble habité par les conséquences éthiques de ces objets qu'on désigne désormais d'intelligents, laissant entendre qu'ils ingèrent en quelque sorte cet attribut jusqu'alors exclusif de l'être humain qu'est l'intelligence. Comment l'homme peut-il céder à ces machines à détruire le temps sans s'imploser? L'on sait que les jeunes délaissent les courriels, jugés trop lents à leur goût, au profit de SMS et de Twitter.
Faudra-t-il inventer un vocabulaire pour décrire les pulsions d'instantanéité qui dévorent des jeunes bien au-delà de la frénésie? Jusqu'à quelles exacerbations peut-on accélérer le rythme des humains sans les rendre fous? L'on soigne plus vite, l'on guérit et cicatrise plus vite, on s'exprime avec un vocabulaire réduit, on a réinventé un langage par souci de rapidité, on court et on conduit plus vite, on perd patience à la seconde d'hésitation de l'autre, on a limité ou éliminé la période traditionnelle de deuil, on limite le temps de la cour amoureuse, des amours, on accélère les divorces, on met les enfants en garderie à la naissance et l'on rêve de grossesses moins longues qui marqueraient la fin d'un des derniers rythmes encore immuables, ces neuf mois dans le sein de la mère.
Ceux qui se sont volontairement exclus de la culture technologique — en clair, ceux qui font fi d'Internet — ne sont pas eux-mêmes immunisés contre la chasse au temps. On n'y échappe que par un effort volontaire et le sentiment d'une dépossession personnelle de l'ordre de l'intériorité. Comme si l'accès au progrès, à travers la technologie présente et à venir, n'était vraiment réservé qu'à des gens conscients de ses pièges et préalablement armés pour les éviter.
Le progrès est une notion qui relève de l'utopie. L'abolition de l'esclavage et de la peine de mort, la reconnaissance de l'égalité des hommes et celle des sexes, l'instauration de la démocratie appartiennent au progrès moral. Le progrès scientifique et technologique n'assure pas d'emblée un progrès moral puisqu'il peut servir la tyrannie et la dictature.
Que nous réserve la décennie actuelle? Certainement de très nombreux changements sociaux, mais qui peut prétendre qu'ils favoriseront davantage de justice, de clairvoyance, de sécurité collective?
L'anxiété envahissante, l'inquiétude permanente, le doute, les incivilités prennent, hélas, le pas sur la tranquillité d'esprit, une forme d'assurance lucide, la convivialité et une joie de vivre respectueuses des rythmes humains. N'oublions pas que l'ordinateur, lui, n'a pas besoin de dormir, d'aimer et de rire, toutes activités impossibles à comprimer dans le temps.
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