Perspectives - Les zombies
On croyait ces théories mortes et enterrées depuis la dernière crise économique. Elles sont pourtant encore là, parmi nous, et risquent de continuer à hanter longtemps les couloirs des parlements, des gouvernements et des départements de sciences économiques.
L'image a tout de suite su frapper les esprits et faire le tour du monde. Le titre du livre est L'Économie zombie. Comment des idées mortes marchent toujours parmi nous. Son auteur, l'économiste de l'Université du Queensland, en Australie, John Quiggin, y relève une série d'idées et de théories économiques que le spectaculaire fiasco de la crise mondiale aurait dû, selon lui, discréditer à jamais, mais qui resteraient malgré tout dans le portrait et reviendraient même en force.L'une de ces idées en vogue avant la crise était que les banques centrales avaient trouvé le moyen de jouer avec les taux d'intérêt de manière à assurer à nos économies une croissance et une stabilité quasi éternelles, à condition que les gouvernements gardent leurs finances en ordre et s'enlèvent de leur chemin. Une autre théorie très populaire était celle des marchés efficients, selon laquelle les marchés étaient les mieux placés pour déterminer le juste prix de n'importe quel actif (maisons, actions, etc.) parce qu'ils savaient faire la synthèse de toute l'information disponible. Ces convictions impliquaient un parti pris pour les privatisations et la déréglementation. Elles venaient aussi avec une autre théorie, dite de l'«effet de ruissellement», en vertu de laquelle l'enrichissement des mieux nantis finissait fatalement par profiter aussi aux plus pauvres.
L'expérience des trois dernières années a porté un dur coup à ces belles constructions théoriques. Difficile, en effet, de continuer de parler de «Grande Modération» après avoir connu la pire crise financière depuis les années 1930. Quant au sens inné des marchés à évaluer la santé du secteur immobilier ou la fiabilité de ses produits financiers exotiques, on repassera. Des années de baisses d'impôts et d'écarts grandissants entre les revenus des riches et des pauvres devraient aussi avoir réglé le cas de cette jolie théorie du ruissellement.
Le succès remporté durant la crise par les gouvernements qui ont osé avoir recours à de vigoureux plans de relance a aussi fait mentir les idées à la mode. On s'en mord aujourd'hui les doigts à la Maison-Blanche d'avoir écouté les devins qui prédisaient une flambée de l'inflation si l'on imitait des pays comme la Chine ou le Canada.
Toutes ces idées battues en brèche reviennent pourtant, tels des morts-vivants, dans les discours et les hypothèses de travail des décideurs, des commentateurs et des experts, dénonce John Quiggin.
Ce phénomène étrange n'est nulle part aussi manifeste qu'aux États-Unis, déplorait la semaine dernière, dans le New York Times, le prix Nobel d'économie et commentateur de gauche Paul Krugman. Loin d'être sur la défensive, les partisans du libéralisme de marché ont regagné le haut du pavé à Washington. Ils poussent déjà l'administration Obama dans ses derniers retranchements, réussissant même à lui faire porter la responsabilité de l'état actuel de l'économie aux yeux de l'opinion publique et à lui faire avaler des baisses d'impôt pour les plus riches. On craint maintenant qu'ils le fassent reculer aussi dans ses réformes, pourtant modestes, du système de santé et des règles du secteur financier.
Les Américains ne sont pas les seuls à essuyer les attaques des théories zombies, notait la semaine dernière le chroniqueur du Globe and Mail Brian Milner. On les retrouve aussi partout en Europe, répétant sans cesse, comme un mantra, le mot «austérité».
Les opposants à ces théories avancent toutes sortes d'explications à ce retour en force. On accuse notamment la droite américaine d'auto-aveuglement partisan et de fondamentalisme crasse. On en veut pour récente preuve le travail de sape des représentants du Parti républicain au sein de la commission d'enquête du Congrès censée faire la lumière sur les causes de la crise financière. Dans leur rapport dissident, dévoilé avant même que le rapport principal ne soit rendu public le mois prochain, ces derniers ont accompli l'exploit de faire porter la responsabilité de la crise à l'incompétence des pouvoirs publics et de ne pas utiliser une seule fois des mots comme «déréglementation» et «Wall Street».
On reproche aussi à un grand nombre d'experts de ne pas s'être encore donné la peine de s'interroger sur l'impact de la crise sur leurs théories et de continuer sur leur erre d'aller, plus soucieux de l'élégance et la cohérence de leurs travaux que de leur validité. Ce n'est pas la première fois que la science économique se fait accuser de préférer les modèles mathématiques et les lois immuables des sciences naturelles à la complexité et aux contradictions des sciences sociales.
À la décharge des économistes, il faut admettre qu'ils n'ont pas sous la main de théories de rechange toutes prêtes par lesquelles ils pourraient remplacer celles qui avaient cours jusqu'à tout récemment. John Maynard Keynes leur en avait fourni une après la Grande Dépression. Milton Friedman avait fait de même quand le keynésianisme s'était essoufflé dans les années 1970.
«Je ne m'attends pas à la découverte d'une autre grande théorie unificatrice», disait au début du mois John Quiggin au micro de VoxEU.org, le portail du Centre for Economic Policy Research. «Nous avons besoin de mouvement dans toutes sortes de domaines qui nous amènerait vers une science économique qui soit plus réaliste et qui s'intéresse plus aux faits réels et à leurs impacts sur les gens.»