Le Devoir en Inde - Jeux du Commonwealth - Le déguisement
New Delhi — Se portant candidate à la tenue des Jeux du Commonwealth au début des années 2000, Delhi réagissait très directement au fait que Pékin venait d'obtenir la présentation des Jeux olympiques de 2008. Les élites indiennes auraient-elles décidé avec le même empressement d'en faire un enjeu de rivalité géopolitique si elles avaient su à quel point elles souffriraient tant aujourd'hui de la comparaison? Tous ceux qui ont un peu de conscience sociale en Inde ont critiqué la tenue des Jeux du Commonwealth, leurs coûts excessifs, les scandales de corruption. La désorganisation qui a marqué leur préparation en a rajouté une couche, par contraste avec la fine efficacité avec laquelle Pékin a accouché des siens. J'entends souvent des Indiens, excédés par les désordres de la démocratie indienne, idéaliser confusément l'autoritarisme du régime chinois.
On a su bien vite effacer des mémoires le fait que les JO de 2008 ont eu lieu dans la foulée de la répression sanglante des manifestations proches du soulèvement populaire qui avaient eu lieu quelques mois plus tôt au Tibet. Il tombe à point, ce prix Nobel de la paix qui vient d'être décerné à l'opposant chinois Liu Xiaobo, qui purge une peine de onze ans de prison pour «subversion du pouvoir de l'État». C'est dire que bien des Chinois exerceraient sans doute leur esprit critique plus ouvertement s'ils avaient seulement une fraction de la liberté d'expression que la vie démocratique indienne, malgré toutes ses faiblesses et tous ses errements, met à la disposition de ses citoyens.Car errements il y a. Au nom de la mise en valeur tous azimuts de «Shining India» sur la scène internationale, ce pays dont 75 % de la population vit avec moins de 5 dollars par jour a englouti dans les Jeux du Commonwealth les plus coûteux de l'histoire entre six et dix milliards de dollars. Ce qui soulève un certain nombre de questions de moralité politique et sociale, tant est grande la distance entre la vitrine et la réalité. «Enfin, Delhi éblouit», titrait en manchette The Times of India au lendemain des cérémonies d'ouverture de dimanche dernier.
Un texte complémentaire et admiratif informait le lecteur des moyens techniques investis dans l'opération: 1200 projecteurs de lumière, quatre installations de génératrices produisant 10 mégawatts, 50 km de câbles électriques...
Le jour des cérémonies, un ami indien nous téléphone depuis son village dans l'État du Maharashtra. Regardera-t-il le spectacle à la télévision? Non, puisqu'il y a tous les jours chez lui des coupures de courant qui durent toute la soirée.
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Agaçante, cette impasse que font les élites politiciennes et les athlètes de pointe sur l'instrumentalisation du sport. Sujet tabou. Le mantra des promoteurs de ces méga-événements sportifs consiste à faire valoir qu'ils sont des «trêves» et des moments «rassembleurs» auxquels il est indécent de mêler la politique ou des objections sociales. Se produisent au demeurant des moments de grâce: le tonnerre d'applaudissements réservé aux Pakistanais quand ils sont entrés dans le stade à l'ouverture des Jeux en fut un. Reste qu'en ce qui concerne Delhi, dont on ne peut pas nier par ailleurs qu'elle ait été «embellie» en prévision de l'événement, les Jeux auront été, pour sa population qui s'était fait promettre une manne touristique qui ne s'est pas avérée, un exercice imposé dont elle paiera longtemps la note fiscale, sociale et urbaine, une fois la fête terminée. Le Comité organisateur indien, à commencer par son président Suresh Kalmadi, plaide que l'événement va jeter les bases d'une véritable culture sportive en Inde. Mani Shankar Aiyar, ex-ministre des Sports et pourfendeur de ce type de happening international, n'en croit pas un traître mot. Il faudrait commencer par faire le ménage dans les comités sportifs indiens qui sont, dit-il, sont des nids de patronage. Et par doter les écoles d'installations sportives: 95 % n'en ont pas.
Les 6700 athlètes dans tout cela? À Delhi, la plupart d'entre eux n'en auront apparemment vu que le Village où ils sont logés, l'installation sportive où ils allaient faire leur compétition et la balade entre les deux dans des autobus qui empruntaient des voies réservées, à l'abri des embouteillages de la vraie vie. Des Jeux climatisés. J'ai bien tenté d'arracher Alexandre Despatie à son environnement protégé pour deux ou trois heures, le temps de lui montrer Old Delhi. Ç'aurait été amusant. Son entraîneur et la GRC ont dit non. Vrai qu'il faut à ces athlètes d'élite se concentrer sur leurs épreuves sportives, que plusieurs, pressés par le temps, repartaient vers d'autres compétitions internationales sitôt achevées celles de Delhi. Vrai enfin et surtout que la capitale vit depuis le début des Jeux dans la peur d'un attentat terroriste. Personne ne voudrait d'un autre Munich. Mais les mesures de sécurité sont si serrées à Delhi que les athlètes tuent le temps et s'ennuient, disait en fin de semaine à l'envoyé de La Presse canadienne le chef de l'équipe canadienne d'athlétisme, Alex Gardiner.
Le paradoxe est gros: des athlètes de 71 pays et territoires enfermés dans un Village qui a l'air d'une prison à sécurité maximale, venus symboliser par leur présence le rôle croissant de l'Inde dans le monde. Sauf tout le respect que je dois aux athlètes et aux entraîneurs qui se dépensent corps et âme dans la pratique de leur art, il reste qu'ils font partie du déguisement.