Nouvel éditeur, nouveau Kokis

Sergio Kokis a publié une bonne quinzaine de romans en moins de quinze ans. Au début, l'engouement était collectif, nous étions subjugués. Quelle force, quelle exubérance, quelle sensualité!
Puis, l'engouement s'est estompé. Quand, pourquoi cela s'est-il produit, au juste? Jusqu'à quel point un écrivain peut-il se renouveler? Jusqu'à quel point le doit-il? Et qu'est-ce qui fait que nous restons fidè-les ou non, comme lecteurs, à un auteur, contre vents et marées?C'est avec ces questions en tête que j'ai abordé Dissimulations, le nouveau livre de Sergio Kokis. Un recueil de nouvelles. Son premier. L'occasion de renouer avec l'auteur, peut-être...
Et Dissimulations paraît dans une nouvelle maison d'édition québécoise, Lévesque éditeur. Nouvelle maison, mais tenue par un éditeur qui a fait ses preuves: Gaétan Lévesque. Fondateur de la revue XYZ consacrée à la nouvelle. Et de la maison d'édition du même nom. Celle-là même où, en 1994, Sergio Kokis a publié son premier roman, Le Pavillon des miroirs, couvert d'éloges et de prix.
Depuis, à chaque rentrée, XYZ mettait sur le marché un ouvrage de l'écrivain montréalais d'origine brésilienne. Jusqu'à il y a deux ans. Quand le groupe HMH s'est porté acquéreur de la maison d'édition, Sergio Kokis a racheté ses oeuvres... que Lévesque éditeur s'apprête d'ailleurs à rééditer.
Dissimulations, donc. Dès la première nouvelle, cette impression de reconnaître en même temps que de découvrir un auteur. Remarquable talent de conteur, Sergio Kokis, oui. Mais il y a le sens de l'ellipse en plus, ici.
Il y a dans l'ensemble une diversité de lieux, de points de vue, d'époques, de situations. C'est foisonnant. Parfois le côté verbeux prend le dessus, mais jamais pour longtemps. Le côté baveux, par contre, est là tout du long. Le côté baveux, batailleur, provocateur de Kokis, qu'on apprécie tant. Ses mots crus. Sa critique satyrique des moules sociaux.
On reconnaît ses thèmes de prédilection, bien sûr. La prostitution. L'exil. Le mensonge, la dissimulation. Le bien, le mal. L'amour trahi. Et la hantise de l'avachissement, de la passivité nocive.
Ainsi, ce professeur à ses élèves adolescents dans un internat brésilien qui recueille les enfants des rues: «Seules la souffrance, la passion, la frustration ou la carence conduisent l'homme à l'action, au combat, à la créativité. Une vie humaine bien vécue se doit de comporter des risques, des défaites, des cicatrices...»
Proches du conte
Quinze histoires en tout, la plupart inédites. Certaines très proches du conte: traits de caractère exagérés, événements rocambolesques. On le voit venir, parfois, avec ses gros sabots, Kokis. Mais on rigole bien, aussi.
Il y a cette histoire pas possible sur le thème «être circoncis ou pas?». Avec ses images de «bite décapotable» et de «pénis trop serré dans son corset». Il y a le sexe, encore et toujours omniprésent, les formes féminines généreuses, le désir masculin exacerbé.
À travers une ribambelle de personnages, des plus pervers aux plus bonasses, on voit passer ici et là Sergio Kokis enfant, étudiant, dissident politique au Brésil. On l'aperçoit aussi dans sa réalité d'exilé, dans sa nouvelle vie de psychologue, de peintre et d'écrivain.
L'auteur se met lui-même en scène, sans trop insister, souvent dans une sorte de prélude à ses histoires abracadabrantes. Mais il en est une, la plus inattendue, la plus mordante, où il est là du début à la fin. Comme é-crivain. Et c'est très, très malsain.
Pensez à Misery, de Stephen King. Vous y êtes pres-que. Sauf que ce n'est pas une infirmière sadique qui garde l'écrivain prisonnier, c'est un critique littéraire frustré. Qui ressemble à ceci: un «petit vieillard maniéré, aux cheveux et à la barbichette teints d'un brun métallique», un «aristocrate imbu de lui-même» qui aime le vieux cognac et tient son fume-cigarette pincé entre son pouce et son index «comme un stylo» .
Il est le roi des critiques littéraires québécois, le plus puissant, le plus craint. À noter qu'il est «très à cheval sur la pureté de nos lettres nationales».
À ses yeux à lui, l'oeuvre de l'écrivain qu'il détient, menotté, impuissant, est un ramassis d'aventures lubriques. Ses personnages, étrangers à notre culture, «polluent notre univers délicat». Sans compter son «penchant morbide envers la folie et le déracinement».
D'un autre côté, aux yeux de l'écrivain, l'homme qui parle ainsi est un être humilié, parce que journaliste et non homme de lettres: «Pourtant, c'est ce qu'il a toujours été, un simple critique qui tentait tant bien que mal d'éplucher les romans qu'on lui disait de lire, semaine après semaine.
Un employé d'un journal comme tant d'autres, souvent relégué aux rubriques littéraires faute de meilleures compétences ailleurs.»
Règlement de comptes? Kokis s'en donne à coeur joie dans cette nouvelle aux allures de faux polar. Jusqu'au délire. Il humilie bien comme il faut le petit critique de rien du tout qui se croit tout permis, ce pauvre type qui fait dans son froc.
Quant à l'écrivain de l'histoire, il s'en va, «content de ne jamais avoir sali son talent avec le journalisme ni avec la critique littéraire». Grand bien lui fasse!
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Dissimulations
Sergio Kokis
Lévesque éditeur
Montréal, 2010; 240 pages