L'amour pas net

Qui aurait cru que l'Amour avec un grand A allait devenir le plus subversif des sentiments? Grâce au Net, l'amour banalisé, ramené à sa plus simple expression (un commerce de liqueurs, disait Paul Valéry), s'est transformé en jeu, au mieux en paravent masquant de véritables sentiments, du voyeurisme, un univers dur dur qui fait la loi, qu'on soit adepte de la Toile ou non.
Quel beau terrain de jeu pour un sociologue que celui-ci, par l'entremise des blogues, des forums et des chats consacrés à la rencontre de deux êtres que tout sépare sauf le désir d'en finir avec leur nombril (et encore!).Le nez chaussé des lunettes du chercheur, Jean-Claude Kaufmann s'y est intéressé, au risque de mettre en péril 35 ans de mariage, tout en demeurant observateur attentif et silencieux. Il nous livre dans son dernier ouvrage, Sex@mour, les fruits de cette enquête qui dépasse les frontières de son Hexagone de prédilection.
«Internet est un Nouveau Monde, plus vaste que la découverte de l'Amérique. Cela redéfinit toutes les relations sociales», dit cet homme qui a ratissé la Toile comme Christophe Colomb les mers.
L'amour passe désormais par le clavier car la vie fait partie du Net et le Net fait partie de la vie. Rencontrer son mari (amant-e, copain-pine, amoureux-reuse) sur Facebook, par le truchement d'un blogue, des réseaux sociaux ou d'un site de rencontre, s'avère plutôt commun et ne fait plus sourciller personne. Mais le langage, lui, n'est plus le même. Et la rencontre, la vraie, n'a jamais été aussi compliquée.
«Les codes de la séduction ont changé, faciles à nouer, faciles à couper, le contraire de l'ancienne société. C'est une révolution! Et cela redéfinit les règles du jeu pour tous, même pour ceux qui ne draguent pas sur Internet», s'enthousiasme Jean-Claude Kaufmann, que je lis depuis La trame conjugale - Analyse du couple par son linge (1992), La femme seule et le prince charmant (1992), Casseroles, amours et crises (2006) et L'étrange histoire de l'amour heureux (2009).
«L'amour, c'est le refus du calcul, la tendresse, la générosité, le dépassement de soi. Mais nous sommes dans un monde dominé par l'économie. Le politique ne pèse pas lourd face aux lois du marché. Ça donne des êtres rationnels, calculateurs selon leurs intérêts, égoïstes, qui s'inventent leur petite perversion, leur petite utopie, aussi appelée Amour», constate le chercheur ès cupidons.
Se faire poser un lapin
Combien de clics mutent en véritable rendez-vous? Combien de verres mènent au premier baiser, puis au lit? Le sociologue détaille avec une précision chirurgicale toutes les étapes qui convergent vers le plaisir (et plus, si affinités). Le sexe d'abord, les sentiments après. «La sexualité, il y a un siècle, c'était transgressif, même chez les libertins, me dit-il. Maintenant, c'est le plaisir d'abord car le sentiment attache et exige un abandon, qu'on lâche le contrôle. Vous remarquerez que la principale valeur dans l'éducation aujourd'hui, c'est l'autonomie», observe Kaufmann.
Pris au piège du consumérisme et d'une logique marchande faite de coups de pub et de dates de péremption, les nouveaux joueurs ravalent leurs larmes, affûtent leurs armes, prennent des coups à l'ego, lèchent leurs plaies et repartent de plus belle. On se branche et on se débranche sans avoir à fournir d'explications et sans respecter les règles fondamentales d'une certaine politesse ou de la simple empathie.
«On va trop vite pour s'embarrasser de ces codes minimums. Mais on oublie que le sexe n'est pas un loisir comme les autres!», s'exclame Kaufmann. Et pourtant, le sexe fait partie d'un nouveau conformisme dans le paysage de la drague, exerçant une pression insidieuse sur les femmes, surtout celles qui se refusent le premier soir.
«L'illusion a été de croire, surtout dans les années 1960-1970, que c'était la sexualité et non le sentiment qui avait une portée révolutionnaire. Parce que, depuis longtemps, elle avait été une menace pour l'ordre établi. Aujourd'hui, non seulement elle se banalise et se massifie, mais elle le fait selon la forme dominante des intérêts individuels, dans l'immense hypermarché online où chacun cherche à prendre son plaisir sans être pris», écrit Kaufmann en conclusion de son enquête.
Et avant de copuler comme des lapins, Internet est un grand clapier qui pose des lapins (ne pas rétribuer les faveurs d'une fille, au sens ancien). Louise Forestier, la soixantaine bien pimpante, me racontait la semaine dernière avoir fixé trois rencontres sur le Net qui se sont soldées par... trois lapins. Pour la chanteuse de Lindberg, la chute («une crisse de chute en parachute») a été douloureuse et on ne l'y reprendra plus au jeu des liaisons dangereuses. Elle continuera à rêver à son prince en secret...
Les joueurs se gonflent et se dégonflent tout aussi vite qu'ils cliquent et décliquent.
Le couple à l'épreuve
C'est d'ailleurs cette facilité au bout des doigts qui soumet le couple d'aujourd'hui à rude épreuve. «L'amour est fragile. Avec l'ère technologique, il est devenu impossible. Le portable, les ordinateurs et toutes les mutations de notre époque, Internet, Facebook, les sites de rencontre, ont saccagé ses derniers vestiges en dévoilant ce qui constitue, sinon son essence, du moins le garant de sa pérennité: le mensonge», écrit Éliette Abécassis dans son dernier roman, Une affaire conjugale.
«L'univers du choix rend l'amour plus difficile. Une relation amoureuse connaît des hauts et des bas, convient Kaufmann. Avant, lorsque le couple battait de l'aile, on attendait que ça passe. Aujourd'hui, la tentation peut être grande d'aller faire un petit tour sur la Toile, juste pour voir. Elle met à l'épreuve le désir d'engagement. Si ça tient, c'est du solide!»
Quoi qu'il en soit, il ne faut pas rechercher du solide lorsqu'on s'engage sur cette voie. Paradoxalement, le sociologue constate que les vraies histoires d'amour débutent sur un mode léger. «Les vraies histoires commencent par le "fun". Parce qu'on se lâche, on s'abandonne davantage. Par le "fun", une histoire peut progressivement s'installer. Quand il n'y a pas d'attentes, tout est plus simple. Si j'avais un seul conseil à donner, c'est de se décontracter et de laisser faire la vie. Si on ne se laisse pas aller, on risque de rater beaucoup d'occasions en espérant la rencontre parfaite.»
Et comme disait Woody Allen, «l'amour est la réponse, mais, en attendant la réponse, le sexe soulève de bonnes questions.»
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cherejoblo@ledevoir.com
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Butiné: à travers les citations du petit livre Je hais les amoureux (éditions du Rocher). «Les hommes mentiraient moins si les femmes posaient moins de questions» (Coluche); «Amour. À proscrire complètement. Il ne va jamais sans émotions. Les émotions nuisent à la régularité des traits» (Vialatte). Pour se consoler du dépit.
Visionné: Un chagrin d'amour, des Inconnus sur You Tube. Pour les rimes cuculs. Pastiche marrant d'une chanson d'amour.
Découvert: avec bonheur un nouveau dico, Dictionnaire des mots du sexe, d'Agnès Pierron (Balland). On y trouve de très jolies expressions qui gagneraient à être remises au goût du jour. «Marchande d'amour» (prostituée), «Exhiber son service trois pièces» (exhibitionniste), «Les avoir en citrouille» (seins lourds), «Mettre les fruits confits sur l'étagère» (présenter avantageusement sa poitrine), «Se faire lanlaire» (coïter), «Un vendeur de quincaillerie» (homme qui se contente des préliminaires), «Un poulet» (billet doux), et d'autres bien plus hardies qui pourraient ajouter un brin d'élégance à la prose du Net.
Entamé: Une affaire conjugale, d'Éliette Abecassis (Albin Michel). Huit ans de mariage, deux enfants plus tard et les dérives du Net mises à jour. La désillusion de l'auteure (elle-même divorcée) face à la facilité avec laquelle les nouvelles technologies se sont immiscées dans le couple, entre la salle de bain et la chambre des enfants, est palpable. Elle tente de mettre à jour la barbarie sous le discours: «C'est mieux pour les enfants.» «La seule façon de connaître son conjoint, c'est le divorce. Là, on prend la pleine mesure de sa qualité humaine, morale, psychologique. On a accès à l'essence», écrit-elle. À méditer.
Reçu: le livre de photos érotiques d'Anne-Marie Losique, Confessions Sauvages (Les presses libres), écrit par le journaliste Pierre Thibeault. Si le sexe est devenu le plus grand des conformismes, ce livre de beauf en est la plus belle illustration. L'expression «douchebag» a été inventée pour décrire cette série de clichés trop léchés, associée aux mecs attirés par ces bimbos faussement sauvages, manucurées et pâmées, épilées au laser et retouchées au Photoshop. J'ai demandé l'avis d'un mec (poilu) devant ces demoiselles qui attisent les fantasmes lesbiens: aucune réaction, sauf une: «C'est faux, sans intérêt.» Comme peut l'être le Net parfois.
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Joblog - Nadeau s'expose
Nous travaillons ensemble depuis des siècles (disons deux). Les photos dans cette page sont généralement signées par lui. Jacques Nadeau est un chat sauvage comme je les aime: rapide, instinctif, silencieux, intelligent.
Il expose 68 de ses photos, parfois éditoriales, parfois carrément artistiques, sur la Grande place du Complexe Desjardins à compter de demain et jusqu'au 17 octobre. C'est gratuit.
Longue vie à son regard pénétrant.
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