Ce qui se cache sous le bruit
Depuis le retour du Parlement, on ne cesse d'entendre que le manque de décorum à la Chambre des communes est en grande partie responsable du désenchantement des Canadiens à l'égard du processus politique. Est-ce vraiment le cas? Et si c'était ce qui se dit à travers le grabuge qui avait cet effet?
Qu'on crie ou murmure des insultes, des faussetés, des idioties, ça reste des injures, des mensonges et des bêtises. Ce n'est pas tant le ton du débat public qui rebute les gens que sa teneur. Et ce à quoi on assiste actuellement à Ottawa — comme ailleurs — est particulièrement préoccupant. Les enjeux sérieux ne manquent pourtant pas, mais bien peu de gens semblent capables ou désireux d'en débattre avec rigueur.Déformation, illogismes, demi-vérités, omissions sont devenus la pièce de résistance du menu parlementaire. Tous les partis s'en régalent, mais c'est le gouvernement qui semble en être le plus friand. Plus préoccupant encore, il semble prendre plaisir à alimenter ce penchant.
Dans nombre de dossiers, les conservateurs font fi de la réalité et tentent d'imposer leur vision des choses, la répétant encore et encore en espérant qu'il en restera quelque chose. On s'est ainsi habitué à ce qu'ils ne tiennent pas compte des statistiques sur la baisse de la criminalité pour mieux justifier ensuite de serrer la vis aux criminels et de construire plus de prisons. On ne s'est pas étonné non plus quand on a appris cet été que le gouvernement avait gardé dans ses tiroirs pendant des mois un rapport de la GRC vantant les mérites du contrôle des armes à feu, y compris le registre des armes d'épaule.
Ce déni de la réalité déteint sur tout et tous, même sur le premier ministre Stephen Harper. L'attribution sans appel d'offres du contrat d'achat de 65 avions F-35 en offre un exemple. Les faits ont beau le contredire, M. Harper persiste à laisser entendre que le choix de cet avion a été fait sous les libéraux. Encore hier, aux Communes, il a dit que c'était «une compagnie sélectionnée par le gouvernement libéral précédent». Or, comme l'a rappelé plusieurs fois en ces pages mon collègue Alec Castonguay, les ententes conclues avec Lockheed Martin par le gouvernement Chrétien étaient strictement économiques. Le Canada contribuait au développement de l'avion de chasse en échange de retombées économiques pour les entreprises canadiennes. Les accords ne comportaient pas d'obligation d'achat d'appareils.
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Le dossier qui torture le plus notre intelligence est sûrement celui de l'abandon du questionnaire long du recensement. D'obligatoire, il deviendra volontaire en 2011, mettant ainsi en péril la précision des données qui seront recueillies. Il est en effet prouvé que le taux de réponse aux enquêtes volontaires est inférieur à celui du recensement, en particulier parmi certains groupes vulnérables ou marginalisés.
Les Communes ont passé la journée d'hier à en débattre, les libéraux ayant décidé d'y consacrer leur journée d'opposition. L'argument du gouvernement n'a pas varié d'un iota. Que personne n'ait jamais été emprisonné pour cette raison n'y change rien, l'épouvantail tient bon. Il ne veut pas envoyer une personne en prison pour avoir refusé de répondre à toutes ces questions indiscrètes. Et il est persuadé qu'il faut un juste équilibre entre la collecte d'information et l'intrusion du gouvernement dans la vie privée des gens. (Comment justifie-t-il alors sa décision d'installer des scanneurs corporels dans les aéroports? Des fouilles à nu, faites manuellement ou à l'aide de machines, sont nettement plus envahissantes que n'importe quelle question du recensement.)
Le ministre de l'Industrie, Tony Clement, répète que l'enquête volontaire fournira «des données utiles et utilisables qui répondront aux besoins de nombreux utilisateurs». Il y aura donc des perdants. Lesquels? Quelle politique publique, quel programme, quelle organisation ne pourront plus s'appuyer sur des données fiables pour répondre aux vrais besoins des citoyens? Il n'en souffle mot.
Quant aux communautés francophones et acadienne, qui se sont adressées aux tribunaux pour maintenir le questionnaire obligatoire, elles devraient être rassurées puisque le ministre a fait ajouter deux questions sur la langue au questionnaire court qui, lui, reste obligatoire. Le ministre ne semble pas se rendre compte combien cet accommodement donne raison à ses détracteurs. Si les données de l'enquête volontaire étaient fiables, il n'aurait pas besoin de poser ce geste pour respecter ses obligations constitutionnelles. Et s'en tenir à ces deux questions démontre une incompréhension des communautés minoritaires. Pour assurer leur vitalité, elles ont besoin d'un portrait complet de leur situation, pas seulement de compter des têtes.
Quand le déni flagrant de la réalité s'assortit de mesures pour l'obscurcir davantage, comme ce torpillage du recensement, on vogue dangereusement vers la manipulation des citoyens. Tenus dans le noir et privés de données fondamentales, ils ne sont plus aussi bien armés pour exercer leur premier droit démocratique, soit celui de juger leur gouvernement.
La démocratie s'exerce toujours mieux et avec plus d'intelligence dans un contexte de transparence, de rigueur et d'information crédible. Mais c'est souvent plus dangereux pour les idéologues, les populistes et les simplistes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.