Questions d'image - Le tremplin et le bouchon
Pour les baby-boomers, la vie n'a jamais été un long fleuve tranquille. Mais, tranquillement, les «boomers», comme on les a appelés, arrivent en horde au seuil de la vieillesse. Aux oreilles de beaucoup d'entre eux, le mot «retraite» est un non-sens, une incongruité. Ce qui leur vaut une bien drôle d'image.
Ces membres d'une génération tremplin furent à leurs heures des révolutionnaires zélés pour autant de révolutions à accomplir. Beaucoup fréquentèrent les écoles et les universités que leurs parents n'avaient pu fréquenter. Et ils ont tout fait tomber. Les murs, les tabous, les préjugés, les dogmes, les religions et les philosophies. Ils ont connu tous les espoirs et consommé tous les plaisirs. Ils ont commis toutes les audaces et beaucoup d'erreurs aussi. Ils ont chaudement lutté. Avec ferveur et bonheur parfois.La société occidentale leur doit sûrement la plupart des grands bouleversements qui auront marqué la seconde moitié du XXe siècle. Nul besoin de lister ces visionnaires. Ce journal n'y suffirait pas. Nous les célébrons encore tous les jours. Ils sont cinéastes, écrivains, chorégraphes, philosophes, sociologues, architectes, groupes rock, designers, peintres, sculpteurs, communicateurs, journalistes, compositeurs, interprètes, universitaires, scientifiques, médecins, ingénieurs, historiens, syndicalistes et même, politiciens. Nés durant ou à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils furent sans contredit les créateurs, les inspirateurs, les guides d'un monde qui, désormais, il faut bien le reconnaître, peine à trouver son espace, tant ils en ont occupé.
Les cheveux ont blanchi quand ils ne sont pas tombés. Et avec eux, les idéaux et les illusions. L'énergie et la rébellion qui les animaient jadis ne sont plus guère perceptibles dans leurs regards et dans leurs mots. Secoueurs de planète pendant un demi-siècle, ils s'irritent de ne plus retrouver dans leur environnement les repères d'excellence qui furent les leurs. La facilité, le populisme ou la médiocrité les fâchent. Alors, le coeur n'y est plus. Et l'âge fait son oeuvre. Génération bouchon, voilà qu'ils doivent se résigner désormais à quitter une scène que, de toute façon, ils encombrent. Et comme nature fait loi, les générations qui suivent leur font parfois sentir.
Je suis «boomer» moi aussi, fier de l'être et de l'avoir été. Je ne crache pas sur ce passé agité tant il m'a permis de m'accomplir. Mais comme beaucoup, à tort ou à raison, je crains l'avenir. Un doute intérieur amer ronge aussi mon esprit. Comment se fait-il qu'après tant de grandeur et d'effervescence, l'héritage collectif que nous laissions à la société occidentale soit si pauvre?
Nous rêvions d'un monde collectivement meilleur, et c'est l'individualisme qui triomphe. Nous rêvions d'une culture répandue, voilà que nous assistons à la faillite des influences et des courants intellectuels, et que nous nous refusons même à toute notion d'élite. Nous rêvions d'humanisme et de justice sociale, mais les nombreux modèles économiques capitalistes que nous avons créés s'avèrent aujourd'hui plus dévastateurs que jamais. Nous rêvions de paix et de tolérance. Et nous constatons que les écarts n'ont jamais été aussi considérables entre les riches et les pauvres, entraînant avec eux les extrêmes les plus dangereux et les injustices les plus marquées.
En héritage, nous les «boomers», laissons à la société un bien curieux paradoxe: une évolution individuelle et une régression collective.
À l'université, mon quotidien m'amène à côtoyer ces jeunes à qui nous laissons la planète en l'état. Effectivement, on ne peut affirmer que cette perspective les enchante en tous points. Mais discuter avec eux permet cependant un éclairage particulier, pour ne pas dire enrichissant. Leur lucidité fait plaisir et peur à la fois. Les rêves sont toujours présents, mais ils ne sont pas de même nature. Moins utopistes que nous ne l'étions, ils ont compris que la société ne peut se réaliser que si chacun, individuellement, contribue à sa mesure, aux changements en profondeur auxquels il aspire.
Conscients qu'ils héritent des écuries d'Augias, ils se montrent beaux joueurs et pensent pouvoir canaliser l'énergie de leur jeunesse à réaliser un nettoyage en profondeur... à condition, bien entendu que nous, les aînés, acceptions avec honnêteté de jouer un rôle qui nous revient de droit, celui de mentor, de guide, de sage, de coach, de grands-parents, en nous gardant bien de rajouter du cynisme et des préjugés sur leurs aléas et vicissitudes.
Ils nous demandent à mots cachés, même si cela est implicite, de leur laisser la place. Et non d'obstruer les portes de l'avenir.
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Jean-Jacques Stréliski est professeur associé à HEC Montréal et spécialiste en stratégie d'images.