Mon septennat au journal de Claude Ryan

Gérald LeBlanc à l’époque de son entrée au Devoir.
Photo: Gérald LeBlanc à l’époque de son entrée au Devoir.
Reporter au Devoir de 1970 à 1977 — Un collègue avait écrit: «Le journal de Claude Ryan qui loge à l'enseigne du Devoir». Lors de la grève de 1975, un de nos slogans était: «le journal d'un seul homme». J'étais bien placé pour connaître son omniprésence dans la marche du Devoir, dont il était directeur, éditorialiste et négociateur, comme j'allais l'apprendre plus tard.

Étudiant en théologie et sociologie aux Pays-Bas, j'avais proposé aux médias québécois une série d'articles sur l'Église rebelle de ce pays. Le seul qui m'ait répondu à temps, avant le Grand Concile national des Pays-Bas en 1969, fut Claude Ryan, pourtant le dirigeant le plus occupé du monde médiatique du Québec. «Trois articles, 50 $ chacun» m'avait-il proposé. Ce qui fut fait!

De passage au Québec à l'été 1970, j'ai rencontré M. Ryan pour lui proposer d'autres articles durant ma dernière année d'études à Nimègue. Sa réponse changea ma vie! «Écoutez, père LeBlanc [j'étais alors encore membre de la congrégation des Pères eudistes], je suis d'habitude très collégial, mais là, sans avoir consulté personne, je vous offre un job au Devoir. Cette offre ne reviendra pas, car il y a une longue liste d'attente.» Après une journée de réflexion, je suis devenu journaliste.

L'éducation et la politique, y compris à l'Assemblée nationale du Québec, furent mes principaux champs d'action durant mes années au Devoir. Un septennat bien chargé: la Crise d'octobre 1970, l'emprisonnement des trois chefs syndicaux en 1973, la première grève des journalistes du Devoir en 1975, l'élection d'un gouvernement séparatiste en 1976 et l'adoption de la loi 101 en 1977.

Les travailleurs de l'information

Ma deuxième rencontre avec M. Ryan eut lieu au début d'octobre 1970, en plein milieu d'une des pires crises vécues par le Québec. M. Ryan m'avait alors dit deux choses: il fallait revenir une semaine plus tard car tout le monde était «à moitié fou» au journal et il ne m'appellerait dorénavant plus «père LeBlanc», répondant à ma demande d'être traité comme tout le monde.

«Bien sûr, Le Devoir est une institution respectée, et comme pour tout le monde certaines choses n'y sont pas acceptées, comme coucher avec la femme des autres», avait ajouté ce singulier personnage que j'ai souvent contesté et aussi souvent admiré.

L'arrivée d'un curé au journal n'avait rien pour enchanter les collègues, qui en avaient déjà assez d'un directeur tout droit sorti de l'Action catholique. Les choses s'arrangèrent cependant rapidement car cinq ans plus tard, je devenais président du syndicat.

À l'époque, la mode à la CSN était de se nommer «travailleur de l'information» pour afficher sa solidarité avec les autres travailleurs. Lors de ma première rencontre avec M. Ryan en tant que président, il commença par me dire: «Vous vous nommez travailleurs de l'information, mais ceux qui travaillent le plus ici ne sont pas syndiqués.» Il parlait du trio de cadres: le directeur Ryan, le directeur de l'information Michel Roy et le chef de pupitre Jean Francoeur. Ils étaient effectivement les trois plus gros travailleurs du journal.

On fit alors la première grève de journalistes de l'histoire du Devoir. J'étais président du syndicat et le directeur de grève n'était nul autre que Bernard Descôteaux. Vous connaissez un autre journal où le directeur de grève devient directeur de l'entreprise?


Juste au Devoir...

Parmi la centaine d'exemples que je pourrais évoquer, en voici un qui décrit assez bien le genre de bête de travail qu'était Claude Ryan. Un journaliste du Devoir, Pierre O'Neill, avait obtenu à l'avance le rapport Gendron, qui dressait un portrait de l'état du français au Québec.

Le volume sur l'aspect constitutionnel avait été rédigé en anglais par le professeur McWhinney. Il fallait donc le traduire. Ryan en donna un chapitre chacun à quatre ou cinq d'entre nous. C'était un vendredi et il devint vite évident que la traduction ne serait jamais prête pour le lundi suivant.

Ryan reprit alors l'ensemble de ce tome anglais et l'apporta chez lui, à son domicile du boulevard Saint-Joseph. Il revint le lundi matin avec la traduction terminée et prête pour publication. «Franchement, à part quinze minutes à regarder le match du Canadien, j'ai passé le week-end à traduire», me dit-il suavement.

Parlant du boulevard Saint-Joseph, il me revient un autre souvenir succulent. Ryan avait été invité comme modérateur d'une ruéunion des chauffeurs de taxi au centre Paul-Sauvé. Ayant appris que je couvrais l'événement, il vint m'offrir de partager son taxi. «On arrêtera à la maison en passant et Madeleine [sa charmante femme] nous préparera un sandwich. On sauvera du temps et de l'argent», me dit-il tout naturellement. Seulement au Devoir pouvait-on vivre de telles situations!

Mes meilleurs coups

En 1971-1973 se tint une dure ronde de négociations des syndiqués du secteur public qui fut notamment ponctuée par l'emprisonnement des trois chefs syndicaux: Yvon Charbonneau, Louis Laberge et Marcel Pépin.

Au plus chaud des négociations, j'avais obtenu une entrevue exclusive avec Marcel Pépin, à la condition que ça se passe dans son auto, durant le trajet Québec-Montréal, en pleine nuit. Seuls pendant plus de deux heures, on ne pouvait demander mieux. M. Pépin me dit alors qu'il était prêt à défier la loi ordonnant le retour au travail et risquer certaines manifestations de violence. C'était ma manchette du lendemain.

Arrivé au Devoir vers 5h du matin, je m'étendis sur le petit divan devant la section des éditorialistes. C'est là que me trouva M. Ryan à son arrivée, vers 7h30. Impressionné par mon travail et par ma primeur, il me remercia au nom de l'institution. C'est en lisant cet article que les trois D (Daigle, Dalpé et Dion) décidèrent de quitter la CSN et de fonder la CSD, selon leur propre témoignage.

Mon deuxième bon coup fut un article que je n'ai pas écrit. À la veille de l'adoption de la loi 101, dans la première édition du Devoir, celle de Québec, j'annonçais qu'il n'y aurait pas d'amendements majeurs, en m'appuyant sur une source proche du ministre Laurin.

Dans la deuxième édition, celle de Montréal, un article promettait plutôt des amendements majeurs. Le journaliste qui avait écrit cet article me dit qu'on voulait forcer la main de Québec, notamment au sujet des sièges sociaux. C'était assez compliqué d'expliquer pourquoi la nouvelle de Montréal était différente de celle de Québec.

Effectivement, il n'y eut aucun amendement majeur et je refusai de faire le papier sur l'adoption de la loi 101. «Consultez votre boule de cristal», avais-je dit au chef de pupitre. On dût se contenter d'un article de La Presse canadienne. Quand même bizarre que Le Devoir n'ait pas d'article maison pour l'adoption d'une loi aussi importante!

La réponse qui sauve

À l'automne 1977, le Montréal-Matin m'offrait un job de chroniqueur à l'Assemblée nationale. Une offre que ne pouvait refuser l'accro de politique que j'étais devenu. Tout un changement de passer du «prestigieux Devoir», comme on se plaisait à le qualifier au Canada, à l'ancien journal de l'Union nationale, le tabloïd Montréal-Matin.

J'aimais bien l'esprit et l'équipe du «Matin», comme on l'appelait, mais hélas, le journal est mort en 1978. Après un court stage dans le périlleux univers de la pige, j'ai été repêché par La Presse, que j'ai aussi bien aimée, où j'ai terminé ma carrière en 2002.

Lequel de ces trois quotidiens ai-je le plus aimé? Sans doute foncièrement polygame, je dois répondre: les trois. Chacun à sa façon faisait de l'information comme ça me plaisait. Encore récemment, je trouvais intéressants et bien faits, chacun à sa façon et avec son public, les trois quotidiens francophones de Montréal. Je dis «trouvais», car je ne m'habituerai jamais au fait que l'un d'entre eux est actuellement produit sans ses journalistes.

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