Médias - S'exprimer à la puissance dix

C'est le retour du balancier, pourrait-on dire. Après avoir ouvert toutes les vannes en accueillant sur leur site Web les commentaires des lecteurs, voilà que plusieurs médias remettent en question cette pratique, s'interrogeant sur ce qui peut ressembler, certains jours, à un déluge incontrôlable.

Au début mai, le Washington Post revoyait sa politique des commentaires pour privilégier ceux véritablement signés de leurs auteurs, avec leur vraie identité, plutôt que ceux signés de pseudonymes.

Cette pratique d'accepter les commentaires signés de pseudonymes sur les sites Web crée un malaise grandissant. Un des principaux arguments voulait que l'on permette ainsi la publication de textes de contributeurs qui auraient des choses intéressantes à révéler, et qui ne pourraient le faire s'ils dévoilaient leur identité.

Mais à l'usage, on se rend compte que la pratique de l'anonymat sert souvent à écrire n'importe quoi et à sombrer dans les insultes, les approximations ou les demi-vérités. L'informateur qui aurait véritablement des révélations à faire peut, de toute façon, contacter les journalistes et les médias par courriel la plupart du temps.

Le Washington Post n'est pas un cas isolé. Le 19 mai dernier, le journal canadien The Ottawa Citizen déclarait qu'il entendait maintenant interdire les commentaires anonymes. «Nous avons essayé, et ça n'a pas bien fonctionné», a expliqué l'éditeur.

La semaine dernière, on apprenait qu'en Grande-Bretagne, tant The Independent que The Times refusaient maintenant les commentaires anonymes.

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Pas le seul problème

Mais l'anonymat n'est pas le seul problème. Le Star Tribune de Minneapolis a récemment décidé de retirer les commentaires sur les reportages jugés trop controversés. The Globe and Mail avait également cessé d'accepter les commentaires à un moment donné sur certains articles, particulièrement ceux portant sur le conflit au Moyen-Orient, paraît-il, parce que la discussion dérapait sans cesse.

Les éditeurs de journaux, enthousiastes à l'idée d'ouvrir toutes grandes les portes pour susciter la participation citoyenne, découvrent maintenant qu'ils doivent consacrer des efforts disproportionnés pour gérer cette masse de commentaires, dont la pertinence n'est pas toujours évidente. Plusieurs médias ont maintenant des équipes de modérateurs à temps plein pour en venir à bout.

Au Devoir, depuis le lancement de notre nouveau site Internet en novembre dernier, le nombre de commentaires que nous recevons a littéralement triplé (précisons que, pour le moment, Le Devoir accepte encore les commentaires signés d'un pseudonyme sur son site).

Plusieurs médias québécois s'interrogent sur la pertinence d'ouvrir aussi largement leurs articles aux commentaires. À Radio-Canada, par exemple, on se demande si les ressources dégagées pour lire et approuver tous ces commentaires ne pourraient pas être mieux utilisées ailleurs.

Et on frémit en apprenant qu'un site comme The Huffington Post, aux États-Unis, reçoit environ 2,3 millions de commentaires par mois! Comme plusieurs autres, ce site cherche désespérément des façons de mieux encadrer ce déluge. On a instauré récemment un système de «badges» sur les articles en invitant les internautes à signaler eux-mêmes les abus.

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Jouer avec le feu

Cette grande participation citoyenne dans les sites Internet n'est pas sans conséquence pour les médias. Car publier les commentaires sans les lire auparavant, sans l'intervention humaine d'un modérateur, c'est vraiment jouer avec le feu.

Début mai, le Conseil de presse du Québec rendait une décision dans une cause concernant l'hebdomadaire L'Avenir. Une lectrice s'était plainte des propos considérés comme «inexacts et méprisants» publiés dans un blogue lors de la dernière campagne électorale municipale. Le Conseil lui a donné raison, estimant que la publication n'avait pas fait les efforts adéquats pour contrôler les propos irrespectueux ou inexacts des lecteurs.

Ce n'est qu'une question de temps, estiment les spécialistes des médias, avant qu'un tribunal sévisse véritablement envers un média qui aurait laissé passer des propos jugés diffamatoires dans un blogue ou dans les commentaires envoyés à la suite des articles.

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Dans un tout autre ordre d'idées: cette chronique hebdomadaire sera ma dernière dans sa forme actuelle. Nous profitons du départ de mon voisin de page, Bruno Guglielminetti, pour mettre fin à cette page Convergence du lundi, dont l'espace sera récupéré par le secteur culturel pendant l'été. À l'automne, nous présenterons une nouvelle page, repensée, qui proposera sûrement une intégration nouvelle avec notre site Web. Nous prenons également les prochaines semaines pour réfléchir aux meilleures façons de couvrir le merveilleux monde des médias, toujours en bouleversement continuel. En attendant, bon été!

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pcauchon@ledevoir.com

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