8 ans, 8 femmes, 8 mars

— N. O.: Ne peut-on envisager, au moins les premières années, le père dans le rôle de protecteur traditionnel et classique?
— É. Badinter: C'est de la rigolade. Parce que je trouve que dans beaucoup de cas, c'est la femme qui protège l'homme.- Entrevue accordée par Élisabeth Badinter au Nouvel Observateur, le 16 février dernier.
tre une femme, on le savait, est un frein ou un moteur. Être mère, on le devinait, s'avère également un frein ou un moteur. Frein professionnel, moteur affectif, les deux pôles de la survie. La Traversée de la Gaspésie est un événement sportif porté majoritairement par des femmes depuis huit ans. Mères et non-mères, skieuses ou non, ces battantes avancent «en dépit de» ou «grâce à» l'adversité.
J'ai réuni ces femmes de 32 à 69 ans pour jaser maternité, inspirée par le dernier essai d'Élisabeth Badinter, Le conflit, la femme et la mère, et par celui de Lucie Joubert, L'Envers du landau. Les femmes parlent souvent entre elles de leurs enfants (le mommy talk de cour d'école), mais plus rarement de leur rapport à la maternité ou à la non-maternité, un sujet tabou que soulèvent les deux auteures féministes.
Dans l'ordre et le désordre: Claudine Roy, l'initiatrice de la TDLG (un enfant), Hélène Francoeur, son bras droit et son bras gauche (deux enfants), la comédienne et marraine de l'événement Isabel Richer (deux enfants, dont une fausse couche), Lou Babin au micro et à l'accordéon (un enfant), Nathalie Mongeau, motoneigiste et photographe (sans enfant, par choix), Marie Chagnon, biologiste et bénévole (deux enfants), Louise Latraverse, peintre naïve en résidence (un enfant) et Joblo (deux enfants, dont une fausse couche).
Un 5 à 7 à bâtons rompus dont voici quelques extraits choisis...
— Joblo: Vous définissez-vous comme mère ou non-mère dans la vie de tous les jours?
— Claudine: Je suis un être humain d'abord. Et une super mère!
— Louise: Je suis une humaine avec un enfant.
— Hélène: Je suis femme, entrepreneure, mère, conjointe. On peut réaliser plus qu'une chose. Mais j'ai toujours pensé qu'être une vraie femme, c'est avoir des enfants. À 12 ans, je savais que ça ferait de moi une femme complète.
— Louise: Des fois, j'envie les femmes sans enfants... Le père de mon fils est mort à 37 ans et je suis restée veuve avec un enfant de quatre ans. Mon fils est devenu le centre de ma vie et il l'est toujours, mais si j'avais su que j'allais être seule pour l'élever, je n'en aurais pas eu. Seule, t'as jamais de break...
— Marie: Moi, je n'aurais pas fait d'enfants sans un père à mes côtés.
— Nathalie: Mon père s'est retrouvé veuf avec quatre enfants. J'étais l'aînée, j'avais 14 ans. J'ai toujours su que je n'en aurais pas. Ma vie aurait été détruite. Quand mes hormones se sont mises à me fatiguer, j'ai appelé mon père pour lui demander si je le regretterais. Il m'a dit que je ne savais pas à quel point j'étais bien.
— Isabel: Est-ce que j'ai une vie détruite, moi?
— Lou: En ce qui me concerne, je voulais un enfant pour que l'aventure humaine se poursuive... mais on a été beaucoup seules dans l'aventure.
— Nathalie: Oui. Ça fait 75 ans qu'on élève des enfants seules. Avant, il y avait le clan. Si j'avais été un gars, j'en aurais eu quatre... avec quatre femmes différentes! Les enfants, c'est toujours la responsabilité des mères.
— Isabel: Moi, je n'ai pas senti ça! Mon chum n'a jamais fait une seule TDLG et il ne vient pas à la pêche au saumon. C'est moi qui fais ça depuis qu'Henri est au monde. Sans lui, je n'aurais pas pu le faire.
— Nathalie: 50 ans de mouvement de libération des femmes et c'est toi qui récoltes. Bravo! Moi, j'ai refusé cette soumission aux enfants qu'on exigeait des femmes.
— Isabel: Je ne suis pas soumise! Je le fais par choix. Quand j'ai eu mon fils, j'ai connu un amour irréparable. S'il lui arrive quelque chose, je meurs. Je suis mère par instinct d'abord. Oui, je continue à travailler mais ce sentiment est plus fort que moi. C'est pas un sacrifice quand je refuse une télésérie parce que mon fils entre en première année; je ne voudrais pas être ailleurs. Ma place est avec lui. L'instinct est le plus fort. Quand j'ai fait ma fausse couche, j'ai compris que j'étais un animal.
— Marie: On oublie tout le temps que nous sommes des animaux...
— Joblo: C'est la biologiste qui parle!
— Nathalie: Oui, c'est biologique. Moi, j'ai attendu d'avoir 45 ans pour prendre un enfant dans mes bras. Parce que je ne voulais pas qu'on me dise que «ça me faisait bien» et que je devrais en avoir un. Ben, maudit, même à 45 ans, on me disait que je devrais adopter! T'es toujours définie en fonction de ça. Quand je voyage avec mon chum en Afrique, on est obligés de dire qu'on a des enfants, sinon ils ne comprennent pas! Et moi, je ne comprends toujours pas mes amies mères; je suis celle qui appelle à l'heure du souper...
En tout cas, j'ai été fidèle à mes objectifs de vie: vivre comme les gars, avoir plein de bébelles à gaz entre les jambes pis plein d'amants. J'ai raté la dernière partie! (rires).
— Isabel: Pour moi, le féminisme, c'est avoir le choix. Si t'as envie d'aller travailler ou de rester à la maison, t'as le choix.
— Lou: T'as pas toujours le choix...
— Louise: Moi, je l'avais pas!
— Joblo: Moi non plus! Vous ne trouvez pas que, quoi qu'elles fassent, les femmes sont toujours jugées?
— Isabel: J'ai pas besoin de la reconnaissance des autres. Je fais ce que j'ai envie de faire. Les gars aussi se font juger.
— Louise: On est toujours jugées, c'est vrai. Même à mon âge on l'est. Si j'affirme que je suis bien seule, on ne me croit pas. Il me manque un homme! Des amants, j'en ai eu pour combler plusieurs vies. Ça fait dix ans que je vis seule et j'aime ma liberté. C'est un privilège. Je connais des femmes de mon âge, intelligentes comme tout, qui sont des geishas. Le gars plante un clou et elles tiennent le clou, câlisse! Ça ne m'intéresse pas.
— Claudine: Moi, les filles, je vais vous l'avouer, j'aurais eu 12 enfants, une équipe de hockey!
— Joblo: Tu as plutôt fondé la TDLG, une famille de 225 skieurs!
— Claudine: Oui, j'aime la famille, j'aime la vie, mais je n'étais pas capable d'avoir d'enfant. Clovis, c'est un accident, in extremis. Et je bénis le ciel chaque jour. Aujourd'hui, je suis une mère pour mon fils, pour mes employés, mes skieurs et mes amis. Si t'es malprise à Hong Kong, m'as y aller!
— Isabel: Être mère, ça dédramatise la vie. Quand t'as pas d'enfant, un soir de première au théâtre, tu accroches une corde au plafond. Avec un enfant, une heure avant, tu fais des vroum vroum et tu joues au camion par terre. T'es pas en danger de mort!
— Claudine: (en trinquant) Justement! À la vie qui nous unit, les amies!
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Lettre à une multipare
Chère Élisabeth Badinter,
D'abord, joyeux anniversaire, vous coiffez 66 ans aujourd'hui même. J'imagine que c'est un âge qui permet de s'affranchir, de s'ouvrir la gueule en se disant que, bof, aussi bien le crier sur tous les toits, ce que l'on pense. Et puis, vos enfants sont élevés, vous pouvez vous permettre de secouer le landau. Le croiriez-vous? Chaque fois que j'ai parlé de votre dernier essai, Le conflit: la femme et la mère, la première question qu'on me posait, c'est: «Est-ce qu'elle a eu des enfants?»
Heureusement pour nous, vous en avez eu trois. Vous échappez à l'étiquette de vieille féministe intellectuelle frustrée (et mal baisée) aux ovaires ratatinés comme des raisins secs.
J'ai dévoré votre livre même si je ne partage pas toutes vos craintes ou vos vues sur l'allaitement. J'ai trouvé malheureux que vous vous y attardiez autant à celles qui en font une religion car vos détracteurs en profiteront pour jeter le bébé avec l'eau du bain.
J'ajouterais que durant toute la période de la grossesse, de l'accouchement et de la première année auprès de mon bébé, l'allaitement m'a sauvé la vie, et pas seulement au sens figuré, me rattachant au monde et au seul sens que j'arrivais à donner à l'existence. Sujet sensible, exit.
Sur le fond, j'ai frémi de plaisir à beaucoup d'endroits en vous lisant. J'ai toujours pensé que féminisme et maternité étaient des oxymores. Être mère, c'est camoufler sa condition féminine sur la place publique, d'où le conflit.
Aujourd'hui, je ne veux plus d'enfant et votre livre ne fera ovuler personne. Il tire l'alarme, secoue les jeunes mamans, leur disant que de bonne foi et au nom de l'instinct elles reculent sur le plan de l'égalité en s'investissant corps et âme dans une maternité extrême, se soumettant au bébé après avoir été assujetties à l'homme. Et je suis entièrement d'accord avec vous, la collectivité doit s'en mêler. Les enfants sont l'affaire de tous.
Je termine en vous remerciant au nom de celles qui n'osent pas ou qui prennent les acquis... pour acquis.
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Lettre à une nullipare
Chère Lucie Joubert,
J'ai lu votre essai L'Envers du landau - Regards extérieurs sur la maternité et ses débordements avec le sentiment étrange que vous tentiez tout du long de justifier votre choix de ne pas avoir d'enfant. Il me semblait que vous n'assumiez pas le fait d'être jugée. Toute cette thèse pour démontrer qu'il est légitime, en 2010, de ne pas avoir l'envie de procréer. Dieu sait que je vous comprends! Être mère, c'est le job le plus difficile au monde et c'est ingrat comme tout.
Ce qui m'apparaît clairement, à vous lire, c'est que vous faites tout un plat du regard extérieur. En tant que femme, j'ai été jugée lorsque j'étais célibataire, nullipare (jusqu'à ce que je devienne une «primipare âgée»), puis parce que j'ai fait un enfant avec un homme plus jeune que moi.
J'ai ensuite été jugée parce que j'ai allaité plus de six mois (et je l'aurais été tout autant si j'avais choisi le biberon), jugée parce que j'ai été monoparentale, que j'élevais mon fils trop sévèrement ou pas assez, que je ne l'amenais pas chez McDo et que je favorisais le bio. Bon. Tout le monde est encore vivant, même si ça peut étonner.
Finalement, j'ai mis du temps à comprendre que les femmes sont toujours jugées, qu'elles se jugent beaucoup elles-mêmes, sans compter qu'elles se jugent entre elles.
Si, comme non-mère, vous avez l'impression de marcher sur des oeufs, dites-vous que toutes les mères l'ont aussi, interpellées tantôt par l'entourage, tantôt par leur progéniture, tantôt par leur bonne conscience, tantôt par l'inconscient collectif, quand ce n'est pas l'héritage culturel ou les modes passagères qui s'en mêlent. Nous ne sommes jamais, jamais, ap-prou-vées.
Au bout du compte, reste que mettre un enfant au monde tient du miracle. Et ça, toutes les thèses et tous les livres du monde ne font pas le poids, vous vous en êtes aperçue. Au final, on ne fait jamais le bon choix, on fait un choix et on vit avec.
Je vous souhaite du fond du coeur de vous libérer du regard de l'Autre. La libération de la femme passe d'abord par là, il me semble. Mère ou pas.