Les raisons de la méfiance
Quand le gouvernement Harper en est rendu à publiciser la réunion de son cabinet et à mandater deux ministres pour la résumer à la presse, on n'a pas besoin de dessin pour comprendre que les retombées négatives de la prorogation rendent les conservateurs nerveux. Eux qui font tout pour tenir les journalistes à distance depuis quatre ans sollicitent maintenant leur attention uniquement pour leur dire que le gouvernement travaille.
Ces gestes dérisoires sont autant de petites admissions que ce même gouvernement s'est trompé en croyant — avec tout ce que cela veut dire de mépris — que les citoyens se moquent de l'état de santé de leur démocratie. Ce n'est pas tant le fait que le Parlement siège dix, vingt ou trente jours de plus qui irrite, mais bien le fait qu'un premier ministre se croit autorisé à traiter cette assemblée comme si elle était la sienne, tenue à la soumission, sinon au silence.Et ce n'est pas l'annulation de deux semaines de congé parlementaire qui y changera quelque chose. La grogne, cette fois, vise surtout le chef conservateur. La prorogation a sédimenté l'impression qu'il est assoiffé de contrôle, obnubilé par la stratégie partisane, désinvolte à l'égard de la démocratie et de ses exigences. Bref, un leader dont il faut encore se méfier avant de lui accorder une majorité.
Cette perception aurait pu s'enraciner beaucoup plus tôt. La prorogation n'est que la face la plus évidente d'un phénomène lent et pernicieux d'érosion de nos institutions. Stephen Harper n'a pas inventé la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre, mais, depuis qu'il dirige le pays, jamais n'a-t-on autant vu de garde-fous et de chiens de garde pris à partie, intimidés ou étranglés.
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Stephen Harper a montré qu'il n'avait pas peur de serrer la vis pour mettre la machine à sa main. Il n'aime pas la décision d'un organisme de réglementation, comme ceux de la Commission de sûreté nucléaire? Il trouve le moyen d'éjecter de son poste la présidente du moment, Linda Keen. Il n'aime pas les conseils qu'on lui prodigue? Il coupe les vivres, comme il l'a fait en 2006 avec la Commission du droit du Canada, un organisme qui n'existe plus, faute de fonds, mais dont l'existence est toujours prévue dans la loi.
Quand il ne peut se permettre d'aller aussi loin, il force la timidité en ne renouvelant pas le mandat des présidents sortants et en n'offrant que des postes intérimaires à leurs successeurs, les rendant ainsi vulnérables aux sautes d'humeur du gouvernement. Les exemples sont nombreux.
À la mi-janvier, l'ancien président de la Commission des plaintes du public contre la GRC, Paul Kennedy, a été remplacé, pour un an, par un avocat qui n'a aucune expérience en droit criminel ni en affaires policières. M. Kennedy était prêt à poursuivre son travail, mais il avait le vilain défaut de se plaindre du manque de pouvoirs de son organisme et de faire des enquêtes sur des sujets embarrassants, comme l'utilisation du Taser.
Depuis juin dernier, le Commissariat à l'information est dirigé par une commissaire par intérim, Suzanne Legault. Son intérim se termine en juin 2010, mais elle doit présenter un rapport en mars. Or, depuis 2006, le bureau du Conseil privé — le ministère du premier ministre — se fait constamment taper sur les doigts pour les retards exceptionnels qu'il provoque avec son contrôle des demandes d'accès à l'information. Mme Legault aura-t-elle la même audace, elle qui est, d'une certaine manière, en période d'essai?
Il y a aussi la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire. Son président sortant, Peter Tinsley, voulait rester en poste afin de terminer son enquête sur le traitement des détenus afghans. Le gouvernement en a décidé autrement en décembre. Il a nommé un président intérimaire, Glenn Stannard, jetant un doute sur l'avenir de l'enquête. M. Stannard osera-t-il tenir tête au gouvernement, comme M. Tinsley l'a fait?
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Le plus cynique dans tout cela est que, pendant que l'on tente d'affamer les importuns, comme le directeur parlementaire du budget, on finance des coquilles vides. L'Agence canadienne de contrôle de la procréation assistée n'a toujours pas de règlements à appliquer, mais elle continue de dépenser des millions chaque année (5,3 millions en 2008-2009).
La Loi sur la responsabilité, la première présentée par les conservateurs en 2006, prévoyait la création d'une Commission des nominations publiques. Elle n'est toujours pas en activité. Le premier ministre avait tenté d'imposer un de ses partisans à la tête de l'organisme, ce que les partis d'opposition avaient dénoncé. Choqué, il refuse depuis de proposer un autre candidat. Malgré tout, le secrétariat de cette commission fantôme a deux employés et a dépensé plus d'un million en frais de fonctionnement depuis quatre ans.
La liste de ces faits et gestes n'est pas exhaustive et, pris isolément, ces derniers ne frappent pas nécessairement l'imagination. Il en va autrement quand on les réunit et les recoupe. Ce qui s'en dégage est l'image d'un système toujours plus dysfonctionnel et vulnérable au contrôle et à l'intimidation. Au détriment, au bout du compte, de la transparence et de la capacité des élus de demander des comptes. La prorogation, dans tout ça, n'est que la consécration de cette façon de voir notre système démocratique.
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