Lettre à Dany Laferrière
Salut Dany, content de savoir que tu écriras encore. Nous avons des souvenirs communs que nous n'avons jamais partagés. La grande rue qui descend de Pétionville vers Port-au-Prince, le bruissement populeux de Carrefour, la misère de Cité Soleil, le Palais présidentiel d'une impeccable blancheur, planté au milieu des rues sales et désertées la nuit. Et sûrement l'hôtel Oloffson, parce que Graham Greene y écrivit Les Comédiens.
Tu étais chez toi, et moi chez CNN mardi soir. Je peux imaginer ton bonheur et ta satisfaction pendant que tu attendais à l'hôtel Karibe l'arrivée de nos amis corsaires de Saint-Malo. Michel Lebris et sa bande d'écrivains voyageurs qui allaient faire escale en Haïti après plusieurs tentatives ratées. La terre a tremblé. Tu n'as pas pu voir la compacte nuée de poussière, de cendre et de fumée qui couvrit l'ensemble de la ville en quelques secondes. Je l'ai vue et, dès lors, j'ai deviné la catastrophe. Le maire de Port-au-Prince avait déclaré il y a deux ans que plus de 60 % des édifices de la ville ne respectaient pas au minimum les règles de construction.Tu as quitté les hauteurs à la recherche de ta mère et de ta soeur. Es-tu allé vers Delmas ou Carrefour? Peu importe la direction que tu as prise, je sais que tu n'as pas vu de policiers, ni d'ambulances, seulement des bâtiments aplatis comme des omelettes trop cuites, des gens hagards arpentant le milieu des rues pour fuir les édifices. Nous avons des souvenirs communs, mais n'avons pas fréquenté le même pays. Toi, tu connais les gens et sais leur résilience. Moi, je connais les gouvernements, leurs faiblesses et leur désorganisation éternelle.
En descendant vers le centre-ville, tu as certainement admiré le courage des petits et des faibles, des démunis et des oubliés de toujours; je ne sais pas si l'absence des policiers t'a marqué, l'absence finalement de tout ce qui n'était pas initiative personnelle. Tu n'as certainement pas vu René Préval, le président, dire qu'il n'avait plus de maison ni de palais et qu'il ne savait où il allait dormir. Depuis ce moment, pas un seul membre du gouvernement haïtien ne s'est exprimé. Il n'y avait pas beaucoup de gouvernement dans ton pays, mais maintenant, il n'en existe plus.
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Le lendemain et le surlendemain, as-tu vu? pas un camion, pas une grue, pas une équipe de sauvetage, pas un policier pour calmer les impatients, pas un rien, juste des gens sans rien qui erraient sans but et d'autres plantés devant les gravats qui recouvraient leurs proches. Je ne sais pas où tu étais mercredi; moi, j'étais toujours à CNN, et enfin je vis une opération de sauvetage organisée, presque professionnelle. C'était au siège de la Mission de l'ONU, lourdement et tragiquement touché, mais quand même pas autant que le pays entier, que les millions de personnes que tu connais par leurs mots et leurs espoirs toujours déçus.
Et puis, jeudi, de partout, ils sont venus, mais ne sachant où aller. Islandais, Américains, Français, avec leurs chiens renifleurs et leurs outils sophistiqués. Jeudi, toujours pas de policiers ni de gouvernement haïtiens. Les équipes de sauvetage font la course au trésor, la chasse aux oeufs de Pâques dans le labyrinthe que tu connais si bien. CNN se concentre sur des Islandais qui tentent de dégager une jeune fille d'un supermarché de Delmas. Ils sont optimistes. La jeune fille parcourait l'allée des confiseries quand le tremblement de terre est survenu et elle s'est nourrie de bonbons. Elle est en pleine forme et on va la délivrer. En conclusion, le reporter de CNN ajoute que des dizaines de personnes faisaient leurs courses au même moment.
J'imagine qu'à ce moment tu avais retrouvé ta mère et ta soeur et qu'avec raison tu avais choisi de rentrer chez toi, ici, où tu serais plus utile que là-bas. Mais j'en savais plus que toi, ce qui ne signifie pas que ma tristesse était plus grande. J'avais vu les images du port complètement détruit, la seule grue plantée dans l'eau comme une sculpture inutile, une jetée totalement ensevelie par l'eau. Tout se conjuguait pour empêcher une aide prompte et efficace. Pas de gouvernement, pas de port, un aéroport débordé.
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Je sais ton amour et ta confiance pour ton île. Je suis de ceux qui ont eu beaucoup d'amour et peu de confiance, et de moins en moins de confiance. Ton peuple est brave et capable de vivre les pires tragédies. Il l'a fait depuis l'indépendance, à travers l'occupation américaine, sous les dictatures subséquentes. Mais tes gouvernements n'ont jamais eu de vrais rapports avec le peuple. Ils ne savent pas où les gens habitent, ne connaissent pas les quartiers, ne se soucient pas des conditions sanitaires. Et c'est ce bordel — car, que tu le veuilles ou pas, ce pays est un immense bordel — que nous devons sauver de l'extinction.
Tu as raison. Il n'y a pas de malédiction qui afflige Haïti. Que des catastrophes naturelles. Il faudrait peut-être que ceux qui aiment ce peuple disent que les élites haïtiennes font partie des catastrophes naturelles. Je sais, ce n'est pas le moment. C'est le moment d'admirer le travail courageux de ceux qui, avec seulement leurs mains et parfois des pioches, fouillent les décombres, extirpent un cadavre et le posent dans la rue en le recouvrant dignement d'une toile bleue ou rose. Il y a ma douleur théorique et la tienne incarnée. Que pouvons-nous?
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.