Se jouer des frontières
À force de croquer les vedettes en potins sur canapés, bien des gens perçoivent le milieu culturel comme une immense paillette. Les feux de la rampe, le succès quasi magique, les beaux sourires devant la caméra: miroirs aux alouettes! Car en retrait du star-système, toutes sortes de créations poussent sans argent ou presque; vraies croisades artistiques, dont la ferveur nous émeut.
Celle de la comédienne et dramaturge Julie Vincent, par exemple.Il y a un an et demi, elle m'entretenait déjà de sa pièce Le Portier de la gare Windsor, qui érige un pont entre Montevideo, en Uruguay, et Montréal, P.Q. Julie avait rencontré dans un café montréalais un réfugié politique uruguayen, architecte de formation, Francisco de son petit nom. Devenu vagabond à Montréal, mais traduisant Beauté baroque de Claude Gauvreau en espagnol. Sa pièce, inspirée de ce personnage tragique et magique, renvoyait dos à dos les deux sociétés; le tango se dansait au passé et au présent. Les contacts de Julie et un concours de circonstances m'entraînèrent à Montevideo, à Buenos Aires, puis à Montréal aux côtés de ceux qui avaient assisté à la genèse du projet et poussé à sa roue. Ce Portier croisait sans cesse ma route, fantôme de pièce. Virtuelle à jamais?
Mais non! Mercredi dernier, au théâtre Denise-Pelletier, la première montréalaise de ce Portier de la gare Windsor réunissait la petite communauté artistique en plus du vrai Francisco, muse masculine, ravi et célébré. La pièce, sur une mise en scène de Julie et une musique de Michel Schmit, prenait bel et bien vie. Jean-François Casabonne, l'interprète de l'architecte-vagabond, installé dans sa gare Windsor, offrait une incarnation puissante. Les liens entre Montevideo et Montréal se tissaient, parfois lumineux, parfois confus. Un trop-plein, mais une vraie pièce, avec le passé de dictature militaire de ce petit pays d'Amérique latine qui nous explosait au visage. Des photos de François-Régis Fournier, oeil témoin de Montevideo, se voyaient projetées en fond de scène. D'autres étaient signées par le photographe Aurelio Gonzales. Capturées sous le manteau au cours des heures de répression, elles redisaient le sang, la peur sur les visages.
Journaliste culturel dans un hebdo de Montevideo, Javier Alfonso est venu jusqu'à Montréal pour cette première du Portier. Il faut dire qu'il suit les péripéties entourant la pièce depuis longtemps, aligne les notes et les vidéos, projette d'écrire un livre sur l'histoire de cette Québécoise qui tend un miroir à sa société. Javier avait assisté à la lecture en atelier théâtral en mars 2008 du Portier de la gare Windsor avec Noémie Godin, le musicien Michel Schmit, des acteurs uruguayens. Mais les efforts de Julie pour la monter là-bas comme une vraie pièce sont demeurés vains, malgré plusieurs tentatives. À Buenos Aires, en Argentine, ça se concrétisera en 2010, mais sur les lieux mêmes d'une partie de l'action, elle se heurte à un mur.
J'avais rencontré Javier à Montevideo, à l'été 2008. On avait parlé de la saga du Portier. Il m'avait fait faire une petite virée au Teatro Sol, un des fleurons d'une capitale qui n'en compte pas tant que ça. Plutôt pauvre, Montevideo, riche d'une vie culturelle toutefois. Mais cette douleur collée aux regards des passants... Celle d'un passé de dictature mal digéré. À l'encontre de l'Argentine, une loi accorde l'immunité aux militaires qui semèrent la terreur de 1973 à 1985; alors, les ressentiments muets flottent dans l'air. Une drôle de ville, qui attend peut-être de se réveiller. Il y pleuvait beaucoup.
Cette semaine, Javier m'a rappelé le contexte de son pays, éclairant l'aventure du Portier. Par référendums — le dernier date d'octobre dernier et fut perdu d'un poil — les Uruguayens tardent à renverser cette loi qui empêche de poursuivre les anciens dictateurs. Ceci explique sans doute cela: aucun théâtre de Montevideo n'a encore accepté de programmer Le Portier de la gare Windsor, rappel d'un passé trop bien enfoui sous les cendres.
Julie, Javier la perçoit comme une dona Quichotte, batailleuse, son énergie intacte par les revers. Il aime sa pièce, veut la voir monter chez lui. «Rares et précieux sont les regards étrangers posés sur notre petit pays, dit-il. L'Uruguay est coincé entre le Brésil et l'Argentine, comme le Québec entre le Canada anglais et les États-Unis. Des parallèles existent, que Julie éclaire en nous faisant réfléchir sur notre identité.» De fait, ce Portier de la gare Windsor, à l'affiche jusqu'à la fin du mois, est un pont entre deux rives, des frontières fracassées, des continents rapprochés. On se regarde si souvent le nombril au Québec. Et Julie déploie l'éventail. On ne peut que l'admirer pour ça. Il faut ouvrir les vannes.
Cette autre chantre du mariage des racines, qui vient de nous quitter, la jeune chanteuse Lhasa de Sela, élevée sur la route dans l'autobus familial, entre États-Unis et Mexique, l'avait compris dans sa chair et son âme. Elle nous a prouvé que des origines et des langues multiples naissent les crises d'identité, mais aussi l'art et la lumière. Installée ici, un temps en Europe, ses valises jamais longtemps posées, cette artiste si touchante et douée a élargi en musique le Québec, nourrie par ses souvenirs des déserts, des bois jadis traversés, de tous les ailleurs.
«La route est noire à perte de vue. Je fais trois pas. La route n'est plus», chantait-elle de sa voix voilée. Comme un oiseau qui se rit des frontières inventées par les hommes.
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