Irresponsabilité et camouflage
La responsabilité a-t-elle encore un sens dans cette capitale fédérale? Il semble que oui pour l'actuel chef d'état-major, le général Walter Natynczyk, mais on ne peut pas en dire autant des ministres et du premier ministre du gouvernement Harper. Il est vrai qu'il faut respecter une institution pour croire qu'on doit lui rendre des comptes.
Lorsque le général Natynczyk a admis, la semaine dernière, qu'il existait au moins un cas, en 2006, où les militaires canadiens avaient dû sauver un prisonnier transféré puis maltraité par les autorités afghanes, il a dit ne l'avoir appris que le jour même. «Mais, a-t-il ajouté, je suis responsable de l'information fournie par les Forces canadiennes et j'en réponds aujourd'hui.»Quelques heures plus tard, aux Communes, le ministre de la Défense, Peter MacKay, n'a pas eu le même courage alors qu'il doit, lui, rendre des comptes au Parlement. Après avoir passé des semaines à répéter qu'il n'existait pas un seul cas documenté de détenu torturé parmi ceux transférés par les militaires canadiens, il s'est servi de l'admission du général comme d'un paravent. «Le général Walter Natynczyk est un homme honorable et il a fait ce qu'il devait faire en rétablissant les faits. Il est clair que j'accepte ce qu'il a dit. Il est évident que la Chambre doit l'accepter aussi», a-t-il déclaré.
Le chef d'état-major s'est distingué d'une autre manière. Parce qu'il se soucie du fonctionnement de son institution, Walter Natynczyk s'est ouvertement demandé s'il n'y avait pas d'autres faits qui lui échappaient. Il a donc lancé une enquête interne pour en avoir le coeur net.
Le gouvernement, en revanche, a démontré plus d'une fois qu'il entendait tout faire pour mettre des bâtons dans les roues de ceux qui veulent faire la lumière sur cette affaire. Il en a donné une preuve supplémentaire hier en boycottant la réunion du comité extraordinaire sur la mission en Afghanistan, réunion convoquée par le président conservateur, à la demande de l'opposition, pour planifier les travaux des prochaines semaines.
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Depuis 2007, les conservateurs ont souvent paralysé des comités, mais c'était la première fois qu'ils utilisaient la technique du boycottage pour priver un comité de son quorum. Depuis le début des audiences de ce comité sur la mission afghane, les conservateurs tentent d'empêcher la production de documents et la comparution de témoins, mais jamais ils n'avaient eu recours à une solution aussi extrême pour éviter de rendre des comptes.
Les conservateurs semblent maintenant prêts à tout. La semaine dernière, le Parlement a — fait rarissime — ordonné au gouvernement de lui remettre des copies non censurées de tous les documents concernant le transfert des détenus afghans. Le gouvernement a répondu que, suprématie ou pas du Parlement, il ne se plierait pas à cet ordre, pour de supposées raisons de sécurité nationale. Le ministre Stockwell Day, qui préside le comité du cabinet sur l'Afghanistan, a mis les députés au défi de s'adresser aux tribunaux pour avoir gain de cause.
On n'est pas sur le point de connaître une crise parlementaire similaire à celle vécue l'an dernier, après que le premier ministre Harper eut demandé la prorogation du Parlement pour éviter un vote de confiance, pense le professeur Ned Franks. Le Parlement a le droit d'exiger tous les documents touchant les détenus afghans, mais une demande aussi exhaustive représente une première. Il croit que les élus voudront trouver un compromis plutôt que de laisser les tribunaux baliser leurs traditions parlementaires. Le Parlement a le pouvoir d'assigner des gens à comparaître et à produire des documents, et ce droit n'a pas de limites codifiées, mais certaines conventions guident les parlementaires et ces derniers font preuve de retenue.
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Si les députés ont mis la barre si haut cette fois-ci, c'est parce qu'ils ont perdu toute confiance en ce gouvernement qui, dans ce dossier, multiplie les marques de mépris à l'endroit du Parlement et certains chiens de garde institutionnels, comme la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CEPPM).
Il refuse toute enquête publique sous prétexte que le comité parlementaire et la Commission étudient la question, mais il bloque leurs demandes de documents, se bat devant les tribunaux pour restreindre le mandat de la Commission et, au beau milieu de son enquête, la laisse sans président, le mandat du président sortant, Peter Tinsley, ayant pris fin vendredi dernier.
On sert l'excuse de la sécurité nationale à toutes les sauces. On l'a invoquée pour noircir de larges portions des documents remis à la Commission. Y compris la note lue par le général Natynczyk... devant les caméras du pays.
Plus le gouvernement se démène pour garder l'information sous le boisseau, plus l'impression d'être face à une opération de camouflage s'accentue. Cela est d'autant plus préoccupant qu'il s'agit ici d'établir comment le Canada s'est acquitté de ses obligations en vertu de la Convention de Genève. La note lue par le chef d'état-major montre que les militaires connaissaient le risque de torture dans les prisons afghanes et prenaient leurs responsabilités en vertu de la Convention au sérieux. Ce qu'on veut savoir aujourd'hui est si le gouvernement a fait de même. S'il l'a fait, pourquoi refuse-t-il avec autant d'énergie de le prouver?
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