Le fleuve de Perrault

Mercredi soir à l'auditorium de la Grande Bibliothèque, je suis allée écouter trois comédiens, Céline Bonnier, Daniel Gadouas et Christian Vézina (également à la mise en scène), qui lisaient des écrits du cinéaste et poète Pierre Perrault devant un montage de ses oeuvres. Discours du fleuve et du sang survolait toutes les voix du poète à travers textes, pièces de théâtre et poèmes, mais aussi celles d'Alexis, de Grand Jean, les hommes de l'île, et d'Hauris Lalancette, fier combattant de l'Abitibi.

Un parcours créatif condensé, accéléré, bouleversant. Car c'est tout le rêve du cinéaste de Pour la suite du monde qui nous remontait au visage. «Je suis un pays en quête d'exploit», disait-il.

Sa veuve Yolande assistait au spectacle aux côtés de sa famille. Omniprésente en 2009, la femme de Perrault. Dix ans ont passé depuis la mort de son homme et les hommages se multiplient. Ces jours-ci, grâce au coup de chapeau des Rencontres internationales du documentaire de Montréal: avec une expo de photos d'Innus du cinéaste à la maison de la culture Rosemont-La Petite-Patrie. Mardi prochain y sera projeté aussi Ka Ke Ki Ku, sur les Montagnais écartelés; le meilleur film de la série télévisée Au pays de Neufve-France, coécrite par Perrault à la fin des années 50. Et puis ce spectacle...

Le cru anniversaire, semé d'activités, d'hommages, fut doublé d'une année difficile sur le plan de la santé pour Yolande.

Elle remonte le fil de ses souvenirs, aborde la peine de son Pierre. «Je n'ai pas de relève», disait-il. Qui s'en étonne? Un profil de génération se dessine derrière ces quêtes-là. À l'instar de Félix Leclerc, Perrault avait cherché auprès d'êtres en contact avec la nature à glorifier les racines d'un peuple qui se voyait sans histoire. Des traditions demeuraient vivaces, mais au bord du gouffre en ce milieu du XXe siècle. Un conservatisme, une nostalgie accompagnent ce type de démarche, veut, veut pas, même avec l'envie de secouer un pays sans bon sens. Mais un Montréalais comme Perrault, les pieds sur le macadam, faisait le pari qu'arrimé à une mythologie solide, son peuple aurait des armes pour affronter l'avenir. L'a-t-il remporté, son pari? Pas sûr. Aujourd'hui, l'air du temps souffle de la ville. Et les traditions s'effilochent. Alors, la relève... Pierre Falardeau admirait Perrault et marchait sur ses traces. Disparu, lui aussi.

Depuis plusieurs mois, au fil des arrivages, j'ouvre les coffrets DVD de la rétrospective Perrault publiés à l'ONF, en glissant un moment sur le pont des voitures d'eau, ces goélettes de ma propre enfance qui partaient du quai de Saint-Joseph-de-la-Rive avec leurs cargaisons et des capitaines aux yeux bleus. Ou bien je retrouve la bête lumineuse abitibienne traquée dans le film comme un idéal fugace.

Le coffret sur le fleuve, volume 5, dernier de la série, sort cette semaine. Dans une entrevue en annexe, Perrault parle de son admiration pour Jacques Cartier, dont les écrits lui semblaient supérieurs à ceux de Rabelais. «Le premier poète du fleuve, tranche-t-il, à propos du découvreur. «Son amour du fleuve, Pierre le tenait de moi», précise Yolande. Cette fille de Charlevoix lui avait ouvert les portes de sa propre mythologie.

Dans sa série radio, Chroniques de terre et de mer, Perrault témoignait du choc de cette découverte et de ses lacunes d'urbain. «Depuis longtemps, nous vivions à l'abri des récits de voyage. Que savions-nous des hommes et de leurs passions?» Ailleurs, cet ancien élève du cours classique se désolait: «Je peux parler des fleuves en Grèce et en France, et non de mon fleuve.»

À l'île aux Coudres, il put trouver enfin des voix pour l'exprimer. Ça passait par les gestes de la pêche, le vent qui se flaire, les bateaux autrefois construits avec les matériaux du bord. Alexis Tremblay et Jacques Cartier sont les deux principaux témoins du Saint-Laurent que le cinéaste a invités à la barre de son fleuve. Tous deux évoquent les marsouins. Jusqu'aux années 80, on les voyait sauter nombreux dans la région, avant que la pollution ne les cantonne aux eaux de Tadoussac. Des habitants de l'île aux Coudres disent encore de Perrault: «Il nous a mis au monde. C'est notre second Jacques Cartier.»

La trilogie de l'île aux Coudres n'est pas née du néant. Cette série télé Au pays de Neufve-France, coréalisée avec René Bonnière, avait balisé le terrain, fascinante malgré ses trop nombreux commentaires hors champ. La parole allait être restituée à Alexis et à Grand Jean grâce aux micros intégrés à la caméra souple dans Pour la suite du monde, coréalisé avec Michel Brault en 1963.

Yolande déclare avoir dispersé une partie des cendres de son mari dans le fleuve, en face de l'île aux Coudres, vis-à-vis du cap, afin que le vent les porte vers ceux qu'il aimait.


otremblay@ledevoir.com

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