Le voyage en Mironie

«Dites-dites-le-nous, les oiseaux de passage / Qui avez bu le vent des pays visités: / Lors d'une escale autour d'un étrange village / Auriez-vous eu cette vision d'un enchanté?» La mienne, je l'avais devant moi, plein les yeux d'oies sauvages du Saint-Laurent et du Survenant, avec dans la tête la voix du Grand Slaque. Douze hommes rapaillés. La beauté d'un bout à l'autre de ce disque entendu une première fois cet hiver au pied des monts Vallin, maintenant que je me suis mis à l'écouter sérieusement, me stupéfie. Et le miracle est que, malgré la qualité des interprètes, tous remarquables, ce n'est pas du Faubert ou du Séguin que j'entends sur ce CD, c'est Miron. C'est Gaston qui me fait mouiller des yeux. Je suis emparé.

L'Homme rapaillé. Il me semble que la force de ce livre grandit sans cesse à mesure que son auteur s'éloigne de nous dans le temps comme il marchait, à grands moulinets de bras, de chasseur-bûcheron qui s'ouvre un chemin dans l'humain. En voulant écrire «livre», un lapsus me fait écrire «libre». Et maintenant que, après la 40 nappée d'oies, je tourne le dos au fleuve passé Québec et roule vers le Nord, je songe que notre homme rapaillé court vers ses 40 ans à bride abattue et que c'est tout le contraire de la quarantaine.

Les chères montagnes du Nord, entre Chicoutimi et la capitale, ne sont plus qu'un gigantesque éboulis de crans de roche dynamités, semé de grues et de bulldozers. Moi qui aime la forêt d'un amour charnel, qui ai si souvent mangé le parc de La Vérendrye quand j'avalais de la route, me voici renfrogné. Un panneau orné d'une silhouette d'orignal et d'un numéro de téléphone demande au conducteur vigilant de signaler toute «intrusion» le long de la future autoroute, dont le tracé, débarrassé des encombrants indices de proximité avec la forêt et ses habitants, s'annonce parfait pour les adeptes de la Bell mobilité. J'ai envie de bramer... «Vents, étoiles, désert, la Ville va nous prendre / Chères amours, et bois et montagnes et prés, / Et lacs de bleus reflets et couleurs de ciel tendre, / Pour enchaîner et abrutir vos libertés.»

Penser est le dernier refuge. On peut imaginer une histoire parallèle et déviante dans laquelle Henry Ford a inventé l'automobile non pour conquérir les distances, mais pour permettre à quelques hurluberlus de réfléchir en paix. En attendant des nouvelles de mes Bruins de Boston, je reste en poésie et compose mon premier trio. Je place ce magnifique passeur qu'est Miron au centre. Je lui adjoins, à l'aile gauche, Yves Boisvert, qui n'a pas son pareil pour gagner les batailles dans les coins. Et pour parfaire la chimie, j'envoie Patrice Desbiens se poster dans la face du gardien, sachant qu'il va récolter sa part de poques, mais qu'avec sa touche magique, il va la mettre dedans. Et pour compléter mon équipe de rêve: José Acquelin, dit l'Extra-terrestre, dans les buts, Catherine Lalonde à la ligne rose, avec Hélène Monette pour relancer l'attaque.

À La Baie, à l'entrée du petit parc qui ouvre sur un panorama à couper le souffle jusqu'aux lointains bleutés du fjord, un autre écriteau: «Interdit de nourrir les oiseaux». Ces gens ont compris qu'il n'y avait rien de plus malsain que toute cette plume ici-bas. Nourrir les oiseaux, caca. Mais je soupçonne que ce qu'on leur reproche réellement, à ces aviens, c'est leur légèreté. Leur tendance à s'envoler, à ne pas rester en place. Couler du béton, au contraire, ça va, c'est bon. Le mot anglais concrete dit bien la vertu qu'une majorité d'êtres humains, pour ne rien dire de leurs édiles municipaux, reconnaissent au ciment: c'est concret. Plus concret que ça, tu te fais des ennemis dans la pègre et tu te réveilles au fond de la baie. C'est pourquoi, depuis un an, je conseille à tout le monde que je rencontre de revoir Réjeanne Padovani. Et c'est pourquoi, pour remplacer une des hideuses structures industrielles qui défiguraient ce paysage en tous points remarquable, monsieur le maire de La Baie n'a rien trouvé de mieux que de promouvoir le quai qui, en ce moment, s'avance, pilier par pilier de beau ciment frais, lampadaire après lampadaire, au fond de la baie des Ha! Ha! et empiète dessus, et sur le coup d'oeil citoyen, exactement comme une balafre au coin de la gueule peut enlaidir un sourire.

Une fort brave dame, joviale, m'ayant abordé tout naturellement, me désigne cette massive estafilade bétonnée: C'est beau, hein? Moi: Si vous y tenez absolument... mais à quoi ça sert? À attirer des bateaux de croisière, avec du grand monde dedans, Américains et Européens surtout, qui vont se pointer à La Baie sur leurs villes flottantes, avec leurs propres cinés, restos, courts de squash, salles de jeux, salons de coiffure et bibliothèques. Ils n'auront même pas besoin de femmes de chambre et d'indigènes pour tondre le gazon. Si les dépanneurs locaux sont chanceux, ils vont peut-être réussir à leur vendre des briquets Bic, des cartes postales et quelques autres cossins. Des brimborions si insignifiants qu'on est bien obligé d'en conclure que l'intérêt du maire est ailleurs. Et la dame le confirme: nous autres, on veut voir du monde... C'est vrai, j'oublie parfois que le monde aime le monde. Et que l'histoire est un vieux tourne-disque au son duquel la croisière s'amuse pendant que les ploucs ont le droit de regarder entre deux billets de loto.

Le dimanche suivant, un arc-en-ciel double (!) barrait le ciel de La Baie. Une de ses piles multicolores illuminait le sommet de la falaise marqué d'une croix et où je connais un banc public, et c'est là, autour, que commence le pâturage de l'amour... Pourquoi je pense encore à toi, Gaston?

«Où irons-nous, mon âme, à quelle heure servile? / Ô forces de la vie, ô lumières d'été, / Quel pays fabuleux, quelles secrètes îles / Vous hébergent encore en toute intégrité?»

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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