Au pays du dos de la Grande Tortue

Le Wisconsin a été français. Cédé à l'Angleterre en 1763, à la suite des événements que l'on sait. Des Hamelin y ont trafiqué des fourrures, mariés à des Chippewa. Ça se passait à la Baie-Verte, aujourd'hui Green Bay et reconvertie dans le fromage. Pour rejoindre le Mississippi, Louis Joliet est passé par là. Maintenant, c'est le Wisconsin qui vient à Joliette, sous la forme de wagons de train. Vous êtes là à attendre au feu rouge pendant que l'interminable convoi qui coupe la ville en deux défile à la vitesse d'une tortue, et soudain vous voyez ça écrit sur un wagon: «Wisconsin». Et c'est peut-être alors juste un hasard, mais lorsque le Wisconsin arrive plutôt dans les hauts de Joliette sous la forme d'un roman, vous constatez que l'écriture, le style de l'auteure, son art narratif, le rythme de la prose (etc.) évoquent précisément le pesant roulement d'un wagon de marchandises. C'est loin d'être gracieux, mais ça mène là où on veut aller, ou pas, d'ailleurs on y va de toute façon. Bref, ça accomplit le boulot. Et moi, je suis, on dirait, en train de tester un nouveau concept: après le roman de gare, le roman de traque de chemin de fer.

J'ai des choses en commun avec cette auteure, et ça va bien au-delà des peaux de la Baie-Verte. D'abord, elle se définit comme une lectrice (dans une entrevue disponible sur Internet). Elle est catholique, mais s'est plutôt emmerdée à la messe. Elle est allée à l'école avec des Indiens. Et puis, elle sait à quoi ressemble une tortue serpentine. Au Québec, rencontrer cet authentique monstre de nos eaux n'est pas donné à tous. La serpentine ne quitte son habitat aquatique que pour pondre et se déplace alors à la surface de la terre encore plus lentement qu'un train de marchandises dans Joliette. La seule fois où mon chemin a croisé celui de ce reptile mythique, j'ai eu le temps de penser: tiens, un stégosaure... avant de comprendre de quoi il s'agissait.

Et j'aime bien l'idée, que je retrouve dans le roman d'Ellis, que la tortue serpentine rapproche le Québec du Wisconsin encore plus sûrement que le chemin de fer, parce que nous sommes tous des passagers sur cette carapace que la Femme-Ciel, à l'époque reculée où notre planète était recouverte d'une bouillie liquide, «transforma en île pouvant accueillir de nombreuses créatures, y compris les Hommes». Et ce, à l'aide d'un peu de boue fournie par l'humble rat musqué. Tous des habitants de Mishee Mackinokong, donc. Mais le castor humain, lui, est la plupart du temps bien trop occupé pour s'en apercevoir, et les cocktails toxiques des étangs de rétention des sables de l'Athabasca ont ceci de commun avec les futurs barrages de la rivière Romaine que leur existence ne saurait être remise en question sans interroger la raison d'être même du Castor, lequel, remarquez-le, pourrait bientôt cesser d'être un emblème canadien pour faire carrière à l'international: notre gros rongeur rogneugneu, avec son affairement maladif, sa compulsion destructrice, offre, à l'actuelle crise mondiale des fondements de la société capitaliste, son totem.

Mon petit train est rendu un peu loin du roman de madame Ellis, mais j'ajouterai que la serpentine me semble une icône préférable, elle qui, si vous lui fourrez des pétards à mèche dans la gueule, est bien capable de se défendre en vous tranchant une phalange d'un coup de bec. Dans la même entrevue diffusée sur Internet, Mary Ellis raconte que le mythe créationniste inventé par le christianisme lui paraissait bien pauvre et homocentrique, avec son humain isolé qui se sort une compagne de la cage thoracique. D'où la séduction exercée sur elle par ce mythe amérindien de la Grande Tortue, où la moindre créature vivante, même la plus méprisable (car même l'alligator, dans nos relations avec le monde animal, a droit à plus d'égards que le pauvre rat musqué), apporte son aide au dieu femelle de la Création.

Au début, donc, il y a deux gamins qui, avec toute l'innocence du monde, martyrisent cette créature antédiluvienne, darwinienne, une tortue serpentine. Le symbolisme de la scène (cette cruauté naturelle, infantile, du fort envers le faible sans défense), dans ce roman qui traite des effets de la guerre, de toutes les guerres, au Vietnam et dans le coeur humain, aurait pu s'arrêter là. Mais ce serait oublier les vieilles traces, et que nous sommes là en territoire indien, métis. Quant au fait français, il continue, de sa forteresse proustienne de noms, de défier le passage du temps. Le voisin a du sang ojibwé et s'appelle Morriseau. Coïncidence, dans l'arbre généalogique quelque peu torturé qui figure en tête de la récente réédition du premier roman de Louise Erdrich, je trouve des Morrissey qui m'indiquent que le domaine chippewa s'étendait des rives du grand lac Michigan (et du lit de cette race d'Hamelin qui faisait dans la fourrure...) jusqu'aux Dakotas. Ernie Morriseau, à qui sa femme, jadis infirmière dans l'armée, retire encore régulièrement des fragments d'obus japonais, ne réussira pas à sauver la tortue, qui a eu la gueule emportée par des pétards préfigurant, comme nous allons bien vite nous en apercevoir, les joujoux moins rigolos du général Giap. Car la psyché américaine n'en a décidément pas fini avec sa sale guerre asiatique, considérée comme «injuste» du seul fait que les Étasuniens l'ont perdue. S'ils avaient balayé la vermine ennemie comme à Grenade et au Panama, ou seulement maintenu leurs positions, comme en Corée, en parlerait-on encore?

Au début, donc, il y a deux gamins qui, avec toute l'innocence du monde, martyrisent cette créature antédiluvienne, darwinienne, une tortue serpentine. Le symbolisme de la scène (cette cruauté naturelle, infantile, du fort envers le faible sans défense), dans ce roman qui traite des effets de la guerre, de toutes les guerres, au Vietnam et dans le coeur humain, aurait pu s'arrêter là. Mais ce serait oublier les vieilles traces, et que nous sommes là en territoire indien, métis. Quant au fait français, il continue, de sa forteresse proustienne de noms, de défier le passage du temps. Le voisin a du sang ojibwé et s'appelle Morriseau. Coïncidence, dans l'arbre généalogique quelque peu torturé qui figure en tête de la récente réédition du premier roman de Louise Erdrich, je trouve des Morrissey qui m'indiquent que le domaine chippewa s'étendait des rives du grand lac Michigan (et du lit de cette race d'Hamelin qui faisait dans la fourrure...) jusqu'aux Dakotas. Ernie Morriseau, à qui sa femme, jadis infirmière dans l'armée, retire encore régulièrement des fragments d'obus japonais, ne réussira pas à sauver la tortue, qui a eu la gueule emportée par des pétards préfigurant, comme nous allons bien vite nous en apercevoir, les joujoux moins rigolos du général Giap. Car la psyché américaine n'en a décidément pas fini avec sa sale guerre asiatique, considérée comme «injuste» du seul fait que les Étasuniens l'ont perdue. S'ils avaient balayé la vermine ennemie comme à Grenade et au Panama, ou seulement maintenu leurs positions, comme en Corée, en parlerait-on encore?

Les aspects stratégiques de la guerre du Vietnam ne sont pas très familiers au commun des mortels et Mary Ellis, bien renseignée, nous aide à saisir les enjeux de la bataille de Khe Sanh, sorte de Dieppe indochinois, faut-il comprendre, au cours de laquelle le haut commandement, sous les ordres du général Westmoreland (aptonyme de la Manifest Destiny s'il en fut!), aurait sciemment sacrifié des troupes, avancées en guise d'appât sur l'échiquier. Comme on dit au Saguenay: c'est avec du caplan qu'on prend du sébaste...

Un des deux frères que suit cette histoire sera porté disparu, victime de friendly fire (au sens propre, car grillé en pleine course sous une couche de gelée de napalm). L'autre frère, témoin passif du supplice de la tortue, n'aura guère plus de chance sur le front domestique, torturé des années durant par un père sadique. Que personne ne revient jamais indemne de ces voyages dans l'horreur de l'assassinat légal collectif, nous le savions déjà. Quant aux blessures de l'amour, nous dit Mary R. Ellis, elles guérissent à peine plus vite.

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hamelinlo@sympatico.ca

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Wisconsin

Mary R. Ellis

Traduit de l'étasunien par Isabelle Maillet

10/18

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