Le choc pétrolier - Une calamité annonçant la fin d'une époque?

La rumeur d'une troisième guerre dans le golfe Persique retient à peine l'attention, mais une autre inquiétude, plus diffuse, gagne les populations à travers le monde. Le prix du riz et du pain avait sonné l'alarme, surtout dans les pays pauvres. Mais, un peu partout, un autre choc, pétrolier celui-là, laisse consommateurs et producteurs dans un désarroi grandissant.
Alors qu'une «catastrophe climatique» ne semblait pas trop émouvoir les nouveaux industriels du tiers-monde, ni secouer les consommateurs des pays riches, voilà que la cherté croissante du pétrole bouscule les uns et les autres. Cette calamité n'est pas encore l'apocalypse, mais serait-ce la fin d'une époque? D'aucuns le croient.Bien avant le mouvement écologiste, un courant théologique déplorait déjà la «caution morale» que des autorités religieuses, juives et chrétiennes, ont donnée à la destruction de l'environnement en endossant la révolution industrielle et le capitalisme. Ainsi, un essai de Lynn White, de l'Université de Stanford, paru dans Science en 1967, voyait là une des «racines historiques» de cette crise.
Depuis, nombre de théologiens ont remis en question l'interprétation longtemps donnée au passage de la Bible accordant à l'homme le pouvoir de «dominer» la Terre. Des milieux intégristes, il est vrai, ne se préoccupent guère de l'état de la planète. Mais plus d'un penseur religieux enseigne désormais que les humains font partie de la nature et doivent en être non les exploiteurs, mais les gardiens.
Lors d'une conférence tenue récemment à Vancouver, quelque 125 délégués de diverses religions, anglicans, bouddhistes, juifs, musulmans, pentecôtistes, sikhs, autochtones et autres, ont dressé un bilan des mesures prises dans leurs sanctuaires pour réduire la consommation d'énergie.
Ces mesures, citées dans le Vancouver Sun, ne sembleront guère nouvelles ou «spirituelles»: panneaux solaires, doubles vitraux, isolants, incitation au transport en commun et au vélo. Mais des confessions sont officiellement engagées dans cette mobilisation. L'Église unie du Canada, plus nombreuse affiliation protestante au pays, vient de publier un guide d'action écologique, inspiré par un «ministère de la Terre» à Seattle. Ce ministère invite ses congrégations locales à s'engager dans les causes écologiques.
Sans s'afficher écologistes, d'autres groupes à caractère interconfessionnel ou humanitaire se préoccupent des populations victimes du système économique ou autrement privés de leurs droits par leur société. Ainsi, Faith, Women and Development Alliance recueille des fonds pour les femmes. Selon les données des Nations unies, en effet, 70 % des pauvres de la planète sont des femmes. Elles sont particulièrement touchées par les coûts de l'énergie et de la nourriture.
Toutefois, le choc pétrolier n'affectera pas seulement les pauvres, à en juger par les soubresauts qu'il provoque dans la plupart des secteurs. Au Canada, un sondage fait en juin par Strategic Counsel pour le Globe and Mail et CTV révèle que le prix de l'essence, à peine mentionné il y a trois ans, inquiète désormais 18 % des consommateurs.
Les producteurs aussi voient le coût de l'énergie déjouer leurs prévisions. Le transport maritime, en particulier pour les produits fabriqués ou assemblés en Chine, remet en question la stratégie de fabrication en pays de bas salaires. Des gens d'affaires songent à ramener plus près de leur marché les chaînes de production qu'ils ont implantées en Asie. Ces revirements ne seront pas faciles à mettre en oeuvre.
Pour certains économistes, la crise est passagère et le prix du baril, qui a grimpé de 80 $ à plus de 140 $ en peu de temps, va revenir à un niveau normal. Pour d'autres, cependant, la demande s'étant accrue avec la mondialisation, le prix risque au contraire de rester élevé, entraînant partout des hausses des coûts de fabrication. Car le pétrole est le principal combustible de l'économie actuelle.
Michael Warren, un ancien haut fonctionnaire passé au secteur privé, a brossé le mois dernier, dans le Globe, un portrait où maints gestionnaires, employés et consommateurs se reconnaîtront. «L'industrie aérienne est en chute libre. Le prix des aliments grimpe, en grande partie en raison des coûts de transport. Les fruits frais à longueur d'année vont devenir un luxe. Les maisons de banlieue qui requièrent deux autos et un long trajet au travail perdent déjà de leur valeur.»
Bref, ce changement de vie que les citoyens des pays industrialisés — et principaux consommateurs de pétrole — se refusaient à faire volontairement, la fin abrupte du pétrole bon marché va le leur imposer de force. La chute des ventes de bolides énergivores en Amérique n'illustre pas seulement le déclin des grands de l'auto et les mises à pied massives dans leurs chaînes de montage. Elle annonce des bouleversements auxquels peu de domaines vont échapper.
Les routiers d'Europe protestent contre le prix à la pompe. Mais même dans les pays où le carburant est encore moins cher, comme le Canada, les médias rapportent des pannes sèches en pleine autoroute, des vols d'essence et d'autres phénomènes qui confirment la difficulté, sinon l'impossibilité, de composer avec la nouvelle économie.
Pour certains analystes, on assiste à la fin de l'or noir. Comme l'esclavage a servi à bâtir la Rome antique — voire une partie de la Rome moderne qu'est Washington — de même le pétrole a servi au développement de l'économie industrielle. On le retrouve partout, sur les routes et dans les usines, mais aussi dans les vêtements, les jouets et nombre d'autres produits. Ses jours seraient néanmoins comptés.
La rareté de l'or noir va-t-elle ralentir non seulement le réchauffement planétaire, mais aussi l'étalement urbain, la perte des terres agricoles, le gaspillage des infrastructures et du temps qu'il en coûte pour vivre dans un tel environnement? Pour certaines agglomérations, ce sera le déclin. Pour d'autres, au contraire, la revitalisation de leur centre-ville et des quartiers périphériques inaugurera, croit-on, une renaissance.
La crise du pétrole suscite, entre-temps, quelques réflexions paradoxales. Des pasteurs ont suivi leurs fidèles dans un mode de vie et un aménagement social qui contribuaient à la destruction de l'environnement. Ils n'auraient que fort difficilement pu les convertir — la lumière venue — à un régime de vie à la fois plus écologique et plus communautaire.
Une nécessité matérielle va-t-elle provoquer un changement révolutionnaire qu'aucun idéal spirituel n'avait su inspirer? Un Karl Marx, souriant dans sa barbe, n'aurait pas manqué de poser la question. Néanmoins, certitudes et habitudes venant à s'effondrer, on n'aura pas trop de conceptions morales et sociales renouvelées pour répondre au désenchantement des orphelins du pétrole. Michael Warren s'étonne que la plupart des gouvernements ne semblent pas voir les souffrances économiques qui se font déjà sentir à grande échelle et qui vont, bien sûr, peser davantage sur les membres les plus vulnérables de notre société. À son avis, un tel enjeu va pourtant l'emporter sur tous les autres.
À l'échelle planétaire, le pétrole va, dans sa chute, frapper plus durement aussi les populations déjà démunies. Pourtant, la fin de son règne en libérera peut-être d'autres, pour qui l'or noir a valu, depuis un siècle, dictature, corruption, guerre et domination étrangère. N'est-ce pas John D. Rockefeller, le roi du pétrole, qui y voyait «les larmes du Diable»?
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.