À l'ère du goût
Le goût est sur toutes les lèvres. Le visuel est dépassé, trop immédiat, presque voyeur, alors que l'olfaction peine à se départir de cet air snobinard à la limite de l'excentricité. «Il me semble bien percevoir l'indicible parfum de la sueur de fourmi femelle escaladant un bourgeon de pivoine à l'aube...», dira ce nez pétri de poésie qui émerge du lot lors d'une dégustation de vins, ou encore «un soupçon d'huile de truffe appuyée des trois poivres de Madagascar finement moulus aurait relancé l'arôme un chouïa unidimensionnel de la sauce brune de cette poutine que vous dites royale», argumentera cet autre nez formé chez les soeurs Troigrosses à Grasse, sur la Côte d'Azur.
Reste le goût, comme dans «j'aime ça quand ça goûte». Plus basique et sans détours. Comme si l'ancêtre de l'homme revenait à cette époque où le gigot de dinosaure cru et bien sûr généreusement asticoté lui faisait perdre la notion de ses deux autres sens. Pas de pot puisqu'il aurait pu savourer à sa juste valeur, quelque deux millions d'années plus tard, le célèbre slogan: «La modération a bien meilleur goût»!Exit donc le visuel et l'olfactif, qui ne trouvent plus preneurs sur le marché actuel des sens. Trop intellectuels, dit-on. Pourquoi penser quand on peut juste... goûter? Et puis, c'est pas forçant. La publicité en rajoute jusqu'au ras du pompon depuis quelques années. Après le mot «plaisir», maintenant galvaudé à toutes les sauces, c'est le mot «goût» qui trinque. «Vivez le GOÛT de l'aventure», «Une affaire de style et de bon GOÛT», «GOÛTEZ, vous verrez!» et autres «Laissez-vous gagner par le GOÛT unique de nos préparations maison!», rien n'est épargné pour faire des «agueusiques» des parias de la société de consommation.
Alors évidemment, un vin qui ne goûte pas a de sérieux problèmes. Il goûte un peu et on dit que c'est bon. Il goûte beaucoup et on dit qu'il est très bon. Comme s'il y avait une corrélation immédiate entre qualité et intensité sur le plan des saveurs. Mais vous n'êtes pas dupes, amis lecteurs, et savez que le goût, c'est aussi vos yeux et votre nez qui lui pavent la voie avec, au final, une impression de globalité. J'en ai goûté quelques-uns, histoire de reprendre le vieil adage de bistrot parisien (fin XIXe siècle) qui veut que «Qui n'a de goût que pour la soif goûte mal celle qui le motive».
En blanc, deux formidables apéros: le dynamique Picpoul de Pinet Beauvignac 2007 (12,70 $ - 632315), sec et vibrant, dans la lignée des meilleurs muscadets, le perlant en moins. Surtout le copain du plateau de fruits de mer (**1/2,1) et le classique des classiques, Tio Pepe Extra Dry qui, à seulement 15,75 $ (242669) est une redoutable affaire! Suffisamment musclé pour goûter, et quand je dis goûter... large, intense, savoureux et de belle longueur avec son prolongement sur l'amande blanche et l'olive verte. Fini sec et bien droit. ***,1
En rouge, bien évidemment, ce Marcillac 2006 du Domaine du Cros (15,15 $ - 743377), simple et franc de goût avec un fruité souple et léger qui, servi autour de 14 °C, portera le rustique pâté de campagne à un palier gustatif supérieur (**1/2,1), ce Domaine du Grollet 2005, vin de pays Charentais (16,15 $ - 913038). L'accent est mis sur un fruité très clair et transparent, mais surtout très appétissant. En raison de sa souplesse, de sa légèreté, de sa rondeur tout juste ponctuée en finale par une nuance végétale qui le stimule un peu plus. Un rouge de soif à servir sur un poulet rôti Saint-Hubert (**1/2,1) ou encore ce Chautagne «Le Chautagnard» 2006, Savoie (16,25 $ - 851816). Un rouge tendre, léger et bien frais, élancé comme un pic savoyard et parfumé comme les champs qui leur servent de jupons aromatiques. Un assemblage de pinot noir, de gamay et de mondeuse, peu coloré, peu tannique, mais diablement frétillant au palais. Plat léger ou fromage à pâte ferme. ***,1
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La belle affaire
Verdicchio dei Castelli di Jesi Classico 2007, Umani Ronchi (12,35 $ - 10544790)
Votre palais trouvera ici le détonateur de la salivation en lui proposant un bain fruité aux herbes et au citron pas piqué des hannetons. C'est net, tonique, bien sec et croquant, et puis c'est un régal sur le fish & chips. Pour les aficionados du verdicchio, débouchez la cuvée Casal di Serra 2006. 1
Le twist !
Arrogant Frog Ribet White 2007, vin de pays d'Oc (13,80 $ - 10915301)
Le concept mise ici sur une grenouille tout aussi sympathique en blanc qu'en rouge qui, visiblement, n'est pas à court de rebondissements fruités. Un assemblage fort goûteux de viognier et de chardonnay habilement enlacé sur une légère trame boisée. 1
La primeur en blanc
Château Bertinerie 2007, Premières Côtes de Blaye (15,50 $ - 707190)
Vous ne serez pas renversé par sa truculence sauvignonnée, mais serez au contraire sensible de la façon dont il s'éprend de vous, avec tout autant de style que de délicatesse. Tendre, tonique et léger avec des flaveurs de pamplemousse qui éclatent finement, discrètement. Sole grillée. 1
Deux rouges
Oyster Bay Pinot noir 2006, Nouvelle-Zélande (25,60 $ - 10826105) et Fattoria di Magliano 2005 «Poggio Bestiale», Maremma (37,50 $ - 10845091).
Vivacité particulière pour les deux vins, plus souple et épicé pour le premier (***,1), plus structuré, profondément fruité pour le second. 2
Le vin plaisir
Manicardi, Lambrusco Grasparosa di Castelvetro «Rosato» 2006 (14,65 $ - 10516991)
Vous ferez de ce fringuant rosé frizzante votre coupe-soif estival, surtout si vous le servez avec quelques fines tranches de mortadelle, de pancetta ou de saucisson de Bologne. Un grand classique ici vinifié en sec, mais qui s'avère toutefois diablement goûteux! Léger, désaltérant... un must! .1
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La vinterrogation de la semaine
«Bonjour M. Aubry,
«Je trouve fort discutable le fait qu'une majorité de notes de dégustation attribuées aux vins vendus sur le marché québécois soit donnée par des Américains! Même les agences promotionnelles du Québec les utilisent pour promouvoir leurs produits. Il y a bien ici des journalistes spécialisés dont l'expertise vaut celle des Wine Spectator et autres Wine Advocate! Le plus scandaleux? Même la société d'État se réfère à ces derniers dans son magazine Cellier. Sommes-nous nés pour un p'tit vin?»
Paul Laplante, Charlevoix
Je vous rassure tout de suite: même en France, au coeur mondial des pays du vin, les scores étasuniens font la part belle aux commentaires des Bettane, Desseauve & Co.! Ceux-ci sont-ils pour autant des va-nu-pieds en la matière? En ce qui a trait à notre marché, les vins qui y atterrissent doivent déjà avoir bénéficié d'une couverture médiatique en raison du processus de sélection effectué en amont par la SAQ. Dans un monde idéal, il faudrait que la presse d'ici déguste globalement tout ce qui va un jour ou l'autre se poser sur les tablettes. Je conviens toutefois avec vous que les évaluations des Phaneuf, Benoît, Ryan et autres devraient être nettement plus visibles, ne serait-ce qu'en matière de culture commune du goût. Ce n'est pas demain que j'évaluerai personnellement le vin sur une échelle de 100 points: le vin mérite mieux que ça...
- Posez vos questions à jean-aubry@vintempo.com
- Potentiel de vieillissement du vin: 1: moins de cinq ans; 2: entre six et dix ans; 3: dix ans et plus. ©: Le vin gagne à séjourner en carafe.
- Jean Aubry est l'auteur du Guide Aubry 2008 — Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $.
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