Hors-Jeu: Beauté intérieure
Nous voici à cette période de l'année qui revient chaque année: le trou noir sportif. C'est le traditionnel passage à vide post-Super Bowl, où il n'y a plus de football, où le hockey et le basket préparent des matchs d'étoiles d'une rare insignifiance, où les camps d'entraînement de balle ne sont pas encore commencés, où l'amateur tourne en rond en se demandant que sert à l'homme de conquérir l'univers si ce faisant il y perd son âme et que faire des restants de trempette pour nachos extrapiquante.
Pour divertir le commun, que deux événements pendant cette morte saison. La sortie de Punxsutawney Phil, la marmotte de Pennsylvanie qui vient voir si sa pénombre est au rendez-vous tout en profitant de l'occasion pour s'informer si c'est Hackett ou Théodore devant les cordages — elle est un peu en retard dans les nouvelles, mais je voudrais bien vous y voir, vous, dormir six mois et ainsi rater 10 000 heures de Bonsoir les sportifs et rester quand même au courant.L'autre événement, c'est la publication du numéro spécial maillots de bain de Sports Illustrated. Pour les quelques d'entre vous qui ne connaîtriez pas le phénomène, mettons qu'il s'agit d'une sorte de magazine de natation, mais avec pas de piscine. Avec pas de casque (de bain) non plus. C'est comme une revue de plongeon, mais le vertige n'est pas induit par la hauteur du tremplin, plutôt par tout ce qu'il est possible de faire subir comme améliorations à la nature avec un logiciel Photoshop. Tenez, même moi, avec un Photoshop 7, je peux aisément passer pour Leonardo Di Caprio, et encore, en plus jeune et en plus riche.
D'ailleurs, l'on apprendra que si Sports Illustrated a lancé ce numéro hors série au milieu des années 60, c'était justement pour se trouver quelque chose à faire pendant les deux semaines du trou noir sportif. La recette ayant connu un succès phénoménal, elle fut du reste imitée par de nombreuses autres publications, quoique avec un bonheur inégal. Par exemple, l'insertion dans The Economist de textes sur les maillots de bain ne suscita qu'un éphémère engouement. De même, la décision de Penthouse de vêtir ses porte-étendards, fût-ce de tissu portant la griffe de designers émérites, reçut un accueil somme toute mitigé.
Si je cause de tout cela, c'est parce qu'il ne se passe rien dans le merveilleuxª mais aussi parce que quoi qu'on en dise, la beauté joue un rôle dans le sport. Voyez plutôt cette dépêche:
«L'athlète roumaine Gabriela Szabo a été condamnée à payer des dédommagements d'un montant de 5000 $ à sa collègue Violeta Beclea pour avoir affirmé que cette dernière était "moche".
«À l'issue de deux ans de procès, le tribunal de Bucarest a prononcé mardi ce verdict contre Szabo, championne olympique du 5000 m en 2000 et championne du monde des 1500 m (2001) et 5000 m (1997, 1999).
«Szabo avait affirmé, à la veille d'une compétition internationale d'athlétisme, que sa compatriote Beclea n'avait pas été invitée par les organisateurs car elle était "moche". Beclea l'a poursuivie en justice et a réclamé 150 000 $ en dédommagements, mais le tribunal ne lui en a accordé que 5000 $. Beclea a déclaré à la presse avoir l'intention de consacrer cette somme au profit d'oeuvres de charité.»
Où l'on constate, n'est-ce pas, que c'est vraiment la beauté intérieure qui compte.
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Le trou noir (selon mes sources astronomiques, il paraît d'ailleurs que lorsqu'on parviendra enfin à pénétrer dans un trou noir, on s'apercevra qu'il est lui aussi très beau intérieurement; un peu gras du bide, mais bien dans sa peau). Jusqu'au championnat canadien de curling senior féminin qui s'est terminé dimanche. Victoire de la Saskatchewan, 8-7 contre la C.-B. Vous dire, avec les copains, on s'est bien amusés: pendant les annonces au Super Bowl, on se branchait sur le curling à TSN. J'ai essayé de faire l'inverse, mais les copains voulaient pas.
Bien sûr, quelques jours sans sport pourraient être l'occasion de contempler les belles choses de la vie, comme le soleil qui se couche à quatre heures et quart. Mais j'ai déterré pour vous un vieil article du Monde diplomatique qui montre bien que c'est impossible. Réfléchissez-y, on s'en reparle au colloque de Cornwall.
«Les forces sociales favorables au maintien de l'ordre établi ont su mettre sur le marché de véritables exutoires aux peurs et aux angoisses; le sport est le plus puissant d'entre eux. [...] On n'hésite pas à voir en lui un facteur d'émancipation sociale et culturelle, oubliant un peu vite les intérêts économiques et idéologiques qui président à sa diffusion massive. Astreinte aux lois du marché, l'institution sportive véhicule également les préjugés les plus éculés, aux relents nauséabonds: obsession de la décadence, appel à la régénération morale, viol et mépris des foules, goût pour le décorum et les parades militarisées, apologie de la souffrance et de la lutte pour la vie, culte des chefs, exacerbation de l'individualisme et du mérite personnel, sexisme, anti-intellectualisme. Univers d'évasion, de diversion sociale, moyen de "chloroformisation des consciences" (Hans-Magnus Enzenberger), le sport reste une arme essentielle du conditionnement social.»
jdion@ledevoir.com