Aide aux héroïnomanes - Ottawa peut-il interdire l'injection supervisée ?

Ottawa entend porter en appel un jugement de la Colombie-Britannique qui vient de reconnaître aux toxicomanes de la clinique Insite à Vancouver le droit à des injections sécuritaires d'héroïne sous supervision médicale. Le cabinet conservateur refuse, en effet, de prolonger au-delà du 30 juin la permission donnée à ce projet, unique au pays, d'expérimenter une telle approche de soins.

Pour le ministre fédéral de la Santé, Tony Clement, ce programme «n'est pas de la médecine». L'injection supervisée ne guérit pas ces malades. Au contraire, elle leur fait du tort physiquement, elle «creuse et prolonge» leur dépendance. Pareil programme envoie aussi un «message ambigu» aux jeunes qui songent à prendre des substances illicites.

Les fonds accordés à Insite auraient dû, à son avis, aller plutôt au «traitement» de ces malades. Ottawa entend donc retirer cet appui financier (ce qu'il peut faire malgré le jugement), mais surtout supprimer l'exemption qui permet aux patients et au personnel de cette clinique d'utiliser les substances et les équipements nécessaires pour les injections.

Si le jugement est infirmé, Insite fermera sans doute ses portes, car la police pourra alors saisir le matériel et engager des poursuites criminelles contre les participants. C'est justement contre une éventualité semblable que ce jugement accorde une protection permanente aux patients et donc au personnel médical.

Droit à la santé

Le juge Ian Pitfield de la Cour supérieure de la province a statué, le 27 mai dernier, que ces patients étaient protégés en vertu de la Charte canadienne, qui garantit à chacun «le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». Il donne un an à Ottawa pour réviser la loi de manière à préserver ce droit constitutionnel des malades — sans ouvrir la porte à la légalisation générale des drogues.

Le juge Pitfield s'est rendu aux arguments de la clinique voulant qu'Insite rend des services essentiels de santé aux toxicomanes en réduisant les risques d'overdose, en endiguant la transmission de maladies infectieuses, et en donnant accès à des services de consultation susceptibles de mener à l'abstinence. Un tel jugement, s'il est maintenu, permettrait le développement d'autres services du genre au pays.

Deux positions ici s'affrontent. Sortir les toxicomanes de la rue, disent les opposants, réduit peut-être les méfaits de la toxicomanie, mais c'est une mesure sociale et non pas médicale. Tout en réduisant ces méfaits, pensent les autres, cette pratique redonne aux toxicomanes un milieu d'accueil et peut mener à un contrôle de leur maladie, sinon à une guérison.

Selon le Dr Martin Schechter, de la Faculté de médecine de l'Université de Colombie-Britannique, ce traitement s'est révélé sans danger et n'a pas créé de problèmes de sécurité. La grande majorité des patients y ont été fidèles tout au long de sa durée. Des études européennes confirment, ajoute-t-il, qu'il en coûte deux fois moins cher de traiter ainsi ces patients que de les abandonner à la justice et finalement au système de santé.

Débats

Par contre, pour le Dr Donald Hedge, un opposant du projet, Insite fait fausse route. Ce spécialiste des dépendances depuis vingt ans estime que la plupart de ses 8000 patients ont repris une vie active grâce à un programme fondé sur l'abstinence, la désintoxication, le traitement en résidence et le counselling. «Tiendrait-on pour un traitement médical du cancer du poumon, un service qui offrirait, dit-il, des cigarettes aux jeunes qui en souffrent?»

En pratique, l'héroïne qu'Insite accorde aux héroïnomanes les arrache aux problèmes de la consommation illégale et les stabilise dans l'attente d'un traitement. (Un produit comme la méthadone, largement utilisé dans les cliniques pour toxicomanes, ne guérit personne mais permet un répit pendant lequel on tente de surmonter la dépendance. Les médecins qui y ont recours ne peuvent le faire, du reste, qu'avec une autorisation gouvernementale.)

Parmi les spécialistes, le recours à ces adjuvants fait encore l'objet de débats. Il en va ainsi, du reste, de maints médicaments, notamment pour les troubles de l'humeur ou du comportement, qui entraînent parfois des dépendances sérieuses. Si certains patients s'en tirent assez bien, d'autres vont de rechute en rechute sans grand espoir d'un plein rétablissement.

À quelle source miraculeuse le ministre Clement prend-il son assurance et son optimisme? Dans le monde de la toxicomanie, maints patients et médecins se le demanderont sans doute.

Mais le présent litige pose une autre question, non moins cruciale. Le juge Pitfield a trouvé que la répression inscrite à la loi sur les stupéfiants violait la charte. Sauf erreur, il n'a pas eu à décider si le ministre avait de toute manière le pouvoir de juger d'un traitement médical. Or, a-t-il ce pouvoir?

Insite a reçu l'appui de la Colombie-Britannique, autorité constitutionnelle en matière de Santé, du ministère provincial de la Santé, à qui il incombe d'évaluer et d'autoriser des traitements comme celui-là, ainsi que des institutions de santé de la province. Les autorités municipales et les services de police, qui font face au problème social de la toxicomanie, ont aussi donné leur appui.

Manque de ressources

Au comité des Communes qui étudie la question, les partis d'opposition se sont tous rangés du côté d'Insite. Mais auraient-ils été du même avis que le ministre que le gouvernement fédéral n'aurait pas, pour autant, compétence en matière de traitement médical ou d'organisation des services de santé. (Au demeurant, là où la Constitution donne un quelconque pouvoir à Ottawa en matière de santé, soit les territoires fédéraux et les réserves autochtones, l'incurie fédérale confine depuis longtemps au scandale sinon à une négligence criminelle.)

Bien plus, même si un tribunal reconnaissait quelque autorité au fédéral en la matière, on voit mal en vertu de quel principe Ottawa ordonnerait au personnel médical d'Insite d'interrompre un traitement. L'éthique professionnelle des médecins et des infirmières leur interdit en effet d'abandonner un patient. Dans le cas des toxicomanes, pareil abandon est d'autant plus inadmissible que ces patients ne peuvent guère trouver un traitement ailleurs.

Pire encore, comme en santé mentale, le domaine de la toxicomanie manque cruellement de ressources. À cet égard, d'aucuns s'étonneront que Québec, d'ordinaire jaloux de sa compétence en santé, ne s'émeuve guère du sort qu'Ottawa veut réserver au projet de Vancouver. Il est vrai que le système québécois de santé n'a guère de percées médicales dont il puisse à cet égard se targuer.

Les gens aux prises avec des troubles psychiatriques ont été «remis dans la communauté», c'est-à-dire laissés à la rue, mais, sauf s'ils semblent violents, ils ne font plus aussi peur qu'autrefois. Pour les toxicomanes, cependant, le rejet social est encore très répandu. Pour les uns comme pour les autres, il ne fait pas bon séjourner, au Québec, dans une prison provinciale.

Les Québécois gravement perturbés qui ont maille à partir avec la justice seront bientôt jugés, il est vrai, par un tribunal spécialisé, plus instruit de leur condition. Entre-temps, force est pourtant de constater qu'il ne manque pas de procureurs publics pour réclamer encore les peines les plus lourdes même pour des accusés parmi les plus misérables que l'on puisse trouver.

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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.

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