Voie rapide vers la disparition du lac Saint-Pierre

Les pollutions urbaine et agricole voient leurs impacts négatifs multipliés dans le lac Saint-Pierre par l'existence et l'utilisation du chenal maritime du Saint-Laurent, indique une étude d'une ampleur surprenante récemment publiée dans le Journal canadien des sciences halieutiques.

Cette étude-synthèse, signée par Chistiane Hudon, une biologiste d'Environnement Canada, et Richard Carignan, un biologiste de l'Université de Montréal, met en pièce le vieux postulat qui voulait que les grands volumes d'eau du Saint-Laurent diluent sa charge polluante.

En réalité, les chercheurs ont plutôt constaté le contraire, car au moment des grands débits annuels, les eaux affichent une charge polluante maximale parce que ces flux énormes nettoient en réalité les rives et les berges. C'est du milieu de l'été au début de l'automne que les eaux, plus calmes, affichent une meilleure qualité. Mais cette apparente amélioration cache cependant un autre drame écologique, plus insidieux, qui devrait se traduire d'ici la fin du siècle par la disparition du lac Saint-Pierre lui-même, en raison du taux de captage de la matière organique sur ses rives nord et sud par les herbiers et marais qui couvrent en été 85 % de ce lac d'environ 300 km2.

À la fin des années 1950, la construction d'un chenal maritime de 250 mètres de largeur par 11 mètres de profond entre Cornwall et l'île d'Orléans a permis aux navires océaniques d'atteindre le port de Montréal et aux «Lakers», le fond des Grands Lacs, jusqu'à Thunder Bay, aux portes du Manitoba.

Mais ce chenal concentre entre ses parois submergées environ 50 % du débit fluvial, ce qui ralentit la vitesse de l'eau en rives où les eaux peuvent séjourner dans les herbiers pendant des semaines, ce qui les réchauffe et favorise la prolifération de plantes aquatiques et d'algues au point qu'elles colmatent littéralement l'essentiel de la superficie de ce lac d'une profondeur moyenne de trois mètres seulement.

L'eau du centre du fleuve est beaucoup plus propre que l'eau en rives car elle provient des Grands Lacs où elle prend des décennies, voire des siècles dans le cas du lac Supérieur, avant d'en sortir. Ces eaux peuvent donc se décanter, ce qui explique qu'elles contiennent assez peu de phosphore et de matières en suspension quand elles s'engagent dans le Saint-Laurent à la hauteur de Kingston.

Tout se gâte à la hauteur de Montréal, précise l'étude, car les eaux des Grands Lacs, qui forment 73 % du débit fluvial moyen, voient leur charge polluante multipliée par 700 % pour les matières en suspension et de 300 % pour le phosphore. Les activités humaines vont aussi y tripler les concentrations d'azote ammoniacal et augmenter de 38 % la charge de nitrate tout en doublant la charge en matière organique.

Ces charges polluantes majeures demeurent littéralement collées aux rives à cause du chenal maritime qui, en concentrant l'essentiel du courant dans ses parois, emprisonne au centre du fleuve l'eau plus propre en provenance des Grands Lacs.

«Si le chenal maritime n'était pas là, expliquait hier Richard Carignan, l'eau du fleuve afficherait une bien meilleure qualité parce que l'eau des Grands Lacs circulerait partout. Il y a ici une synergie entre les charges polluantes d'origine agricole et municipale et le fonctionnement de la voie maritime, qui aggrave à la fois la pollution en rives, accélère le colmatage des rives et l'éventuel remplissage du lac Saint-Pierre.»

Une seule solution

«Quand on voit les conséquences de cette situation pour le fleuve Saint-Laurent, il n'y a qu'une solution viable à long terme, poursuit le scientifique. Il faut se débarrasser de la voie maritime actuelle et changer le mode de transport maritime sur le fleuve, en remplaçant les gros navires — qui pourront toujours s'arrêter à Québec et à Trois-Rivières — par des barges, comme on le fait partout ailleurs dans le monde sur les grands fleuves. C'est un débat qu'il faut commencer à faire maintenant si on veut que cela se fasse un jour.»

La détérioration du Saint-Laurent pourrait s'aggraver sensiblement, reconnaît-il, si Ottawa donne suite à son plan de rechange pour permettre aux gros océaniques d'atteindre Montréal advenant une baisse sévère du niveau fluvial en raison des changements climatiques. En vertu de ce plan, Ottawa couperait le fleuve à cinq endroits par des seuils sous-marins afin de rehausser son niveau et maintenir artificiellement la largeur du Saint-Laurent. Mais en réalité, ce serait la fin du fleuve car son remplacement par des lacs y reproduirait l'eutrophisation en cours au lac Saint-Pierre.

Pour un chercheur de la trempe de Richard Carignan, ce type de solution «n'est même pas une hypothèse envisageable. La seule hypothèse raisonnable, c'est le remplissage du chenal maritime et le passage au transport par barges».

L'étude des deux chercheurs contient aussi des révélations étonnantes qui alourdissent le dossier noir de la navigation fluviale actuelle. Ainsi, on apprend que l'érosion des rives et des berges du Saint-Laurent par le batelage, soit les vagues provoquées par le passage des gros navires, est responsable de 70 % de l'augmentation de la charge en nutriments du Saint-Laurent entre Cornwall et le lac Saint-Pierre. L'érosion suscitée par le batelage totalise 2,3 millions de tonnes sur les 4 millions de tonnes de matières en suspension qui pénètrent chaque année dans le lac Saint-Pierre. Le reste provient des rivières à vocation agricole comme l'Outaouais, l'Assomption, le Richelieu, la Yamaska et la Saint-François ainsi que des rejets de Montréal, Laval et Longueuil et des plus petites villes riveraines.

Les quantités de nutriments qui entrent chaque année dans le lac Saint-Pierre, racontait hier Richard Carignan, expliquent qu'on y trouve «plus de cyanobactéries que dans tous les autres lacs du Québec réunis: si on donne un coup de râteau sur le fond de l'eau, on en sort à chaque fois 20 livres de cyanobactéries», dit-il.

Ces cyanobactéries sont toutefois différentes parce qu'elles sont de type filamenteux et qu'elles peuvent ainsi s'accrocher aux autres plantes. Elles ne flottent donc pas dans l'eau pour lui donner cette apparence de soupe au brocoli qu'on voit dans les autres lacs. Mais ces cyanobactéries émettent elles aussi des toxines dont on ignore pour l'instant les impacts sur la faune aquatique. Mais il serait surprenant qu'il n'y en ait pas, ajoute le chercheur.

Les milliards de plantes aquatiques dont ces nutriments en doses massives favorisent la prolifération au lac Saint-Pierre, précise enfin cette vaste étude, réduisent en la captant une bonne partie des nutriments présents sur la rive nord, qu'elles absorbent pour leur croissance. À leur mort cependant, le phosphore capté est remis en suspension mais le carbone reste en bonne partie sur place, ajoutant à l'épaisseur de vase qui colmate progressivement le cours d'eau.

Sur la rive sud où le même phénomène se produit, un autre phénomène, dit de dénitrification bactérienne, permet à des bactéries de transformer une partie des nutriments en azote gazeux, qui file à l'atmosphère, et en oxydes nitreux, un puissant gaz à effet de serre.

Globalement, ont calculé les deux chercheurs, à cause de tous ces apports, le lac Saint-Pierre, qui porte le titre de Réserve de la biosphère de l'UNESCO et de site RAMSAR à titre de patrimoine de l'humanité, dépasse pendant 40 % de l'année les critères de salubrité pour la vie aquatique du Québec. Tout un honneur pour le Québec qui clame haut et fort qu'il devance tout le monde dans la protection de la biodiversité!

C'est à se demander ce qu'il faudra de plus, comme dossier noir, pour que Québec et Ottawa conviennent de la nécessité de revoir rapidement l'ensemble des normes sur l'érosion et sur les rejets de nutriments d'origine municipale et agricole, ainsi que les règles du transport maritime. Que dire du fait que la consolidation des écosystèmes du lac Saint-Pierre et leur restauration biologique ne fassent pas l'objet d'un projet de restauration global dans le plan fédéral-provincial Saint-Laurent 2000. En réalité, la mort annoncée d'un joyau biologique de cette importante commanderait un plan fédéral-provincial particulier à ce plan d'eau, reconnu patrimoine de l'humanité!

n Lecture: 250 gestes au quotidien pour contrer les changements climatiques, par Bertrand Dumont, Éditions Bertrand Dumont. Un petit livre bien fait, des données à jour, y compris sur l'éthanol dont on voit de moins en moins les avantages de la filière «maïs». Une lacune côté transports: on aurait dû mentionner que la moto de cylindrée raisonnable et les scooters constituent des solutions de rechange moins énergivores, immédiatement accessibles et à bas prix pour répondre à certains besoins de mobilité personnelle, ce que le Québec feint d'ignorer alors que toute l'Europe et l'Asie accordent une place de choix à ces moyens de transport.

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