L'État et le cinéma : la question que l'on n'ose trop aborder

Le comédien Patrick Huard en compagnie du réalisateur de Bon Cop Bad Cop, Éric Canuel. Les institutions qui subventionnent les productions au Canada, y compris au Québec, ne privilégient-elles pas à tort le seul critère du succès commercial pour
Photo: Pascal Ratthé Le comédien Patrick Huard en compagnie du réalisateur de Bon Cop Bad Cop, Éric Canuel. Les institutions qui subventionnent les productions au Canada, y compris au Québec, ne privilégient-elles pas à tort le seul critère du succès commercial pour

Qui fréquente les festivals du film sait qu'il existe partout, en plus des productions du marché privé, des oeuvres souvent réalisées grâce à d'importantes subventions publiques. Les contribuables d'ici ne s'étonneront donc pas qu'Ottawa contribue, comme certaines provinces, au financement de tels projets. Mais faut-il s'indigner de la «censure» qu'un cabinet conservateur tenterait d'imposer aux scénarios qu'il trouve moralement contestables?

Dans la controverse suscitée par cet article de loi qui permettrait à un ministre de refuser un crédit d'impôt à tout film «offensant» ou «contraire à l'ordre public», on fait appel à de grands principes. Les cinéastes invoquent la liberté d'expression, protégée par la Constitution. Les gens du gouvernement, eux, jugent aberrant d'aider un film qui enfreint le Code criminel ou scandalise la population.

Le mesure proposée, qui secoue l'industrie de l'audiovisuel et agite la classe politique, serait passée inaperçue si les médias n'en avaient révélé l'existence. Le gouvernement prétend qu'il ne s'agit pas d'un instrument de censure, puisque les cinéastes resteraient libres de produire les oeuvres de leur choix et de les diffuser. Il s'agirait toutefois, note un juriste, d'un cas d'autocensure. Qui voudra, en effet, présenter un projet qui risque de déplaire au pouvoir?

Ce débat sur la liberté du créateur et le devoir du législateur en cache un autre, moins glorieux, que ni le gouvernement ni l'industrie n'osent trop aborder. Le principal critère de sélection de ces projets, en effet, ne semble plus être leur pertinence sociale, si c'en fut jamais un, ni leur valeur historique ou leur profondeur humaine, encore moins l'innovation cinématographique, mais d'abord et avant tout leur rentabilité. Et, plus d'un projet ayant connu un piètre succès commercial, on soupçonne aussi que le favoritisme n'aura pas été étranger à son financement.

Vu leurs moyens, on ne peut comparer aux productions d'Hollywood les réalisations du cinéma canadien. Mais les rares oeuvres d'ici dont la qualité ne fait aucun doute ne sauraient faire oublier la médiocrité de trop d'autres films, dont les génériques étalent aussi le nom des mêmes bailleurs publics. Le pays ne manque pas de talents, certes, ni même d'argent, comment en témoignent d'excellentes productions récentes. Mais l'orientation du cinéma «national» et la sélection des projets laissent fort à désirer.

La vive protestation contre «l'amendement conservateur» fait croire que notre cinéma, qui se porterait bien, risque de sombrer dans une politique moralisatrice, victime d'un lobby évangéliste ayant ses entrées à Ottawa. Il s'est trouvé, il est vrai, un porte-parole de Canada Family Action, Charles McVety, pour s'attribuer le mérite d'un tel changement. Chose étrange, les ministres de la Sécurité publique et de la Justice avec qui il en aurait discuté, Stockwell Day et Rob Nicholson, ne se souviennent pas d'un tel entretien.

Les conservateurs soutiennent plutôt que la mesure était au programme d'un cabinet libéral. Une ex-ministre responsable du cinéma, Sheila Copps, confirme qu'un tel interdit a déjà été considéré. C'était après qu'il a été question d'un film illustrant le drame, alors récent, de jeunes filles kidnappées, violées et assassinées. Les familles des victimes s'étaient fortement opposées à ce projet, et les libéraux craignaient d'y être associés.

Les conservateurs n'ont pas tort, eux non plus, de se méfier des films qui exploitent, à des fins bassement commerciales, les dernières horreurs à défrayer l'actualité. Il ne manque pas de meurtriers, de vedettes déchues ou repenties, et d'autres personnalités troublées qui sont prêts à tout dévoiler de leur vie pour tenir enfin la gloire, la vengeance ou la fortune dont ils rêvent. Les exploiteurs posant aux promoteurs des arts ne manquent pas non plus.

Mais financer, comme certains députés le proposent, seulement des films que l'on «regarde en famille» serait une bêtise qu'aucun cabinet un peu cultivé ne saurait commettre. Même une affaire tristement célèbre comme celle d'un Paul Bernardo aurait gagné à être mieux connue. La fiction permet justement d'éclairer des événements durs mais significatifs, sans heurter davantage les gens qui en ont été victimes. Car il est des situations de violence extrême, de sexualité occulte et d'autres réalités «choquantes» qui méritent d'être présentées au grand public.

Le scandale, ce n'est pas que ces choses soient portées à l'écran. C'est plutôt que les pouvoirs publics en ignorent l'existence ou la tolèrent. Ou qu'ils tentent d'en empêcher la révélation. Mais est-ce bien ce dont le cinéma d'ici est menacé? Dans le cas du cinéma québécois, tout autre apparaît l'enjeu de la liberté et de la création.

Certaines gens de cette industrie sont si dépendants des fonds publics qu'ils en sont venus à croire qu'un gouvernement est tenu de les subventionner quels que soient leurs projets. Au sein même de ce milieu, réalisateurs, scénaristes et acteurs sont loin d'être aussi favorablement traités que les producteurs. Certains procès et d'autres révélations récentes trahissent un malaise plus profond.

Chez les réalisateurs, par exemple, les femmes n'ont pas encore les mêmes possibilités que les hommes. Souvent, écrit Nathalie Petrowski dans La Presse, les réalisatrices proposent des sujets qui sont vus comme «pas assez commerciaux» ou «trop compliqués». Ils sont «écartés d'emblée», explique-t-elle, car les producteurs sont soucieux de soumettre «des projets vendeurs». Voilà qui ne ressemble guère à une ségrégation de nature... évangéliste.

Plus encore, des réalisateurs dénoncent, cette fois dans Le Journal de Montréal, les primes de performance qu'accordent aux producteurs de films à succès des institutions publiques comme Téléfilm Canada ou, au Québec, la SODEC. Un réalisateur d'un film fort lucratif comme Bon Cop Bad Cop doit créer des pubs pour combler ses revenus. «Tout le monde pense que je suis riche, dit Éric Canuel, mais ce n'est pas le cas.» Un autre, gardant l'anonymat, confie à la journaliste Marie-Joëlle Parent: «Si tu me cites, je suis aussi bien de changer de pays, parce que je n'aurai plus de travail.»

Que les conservateurs veuillent plaire à certains milieux religieux, et les partis d'opposition, aux artistes et à leur public, on le comprendra. Pourtant, le vrai débat ne devrait-il pas porter sur le financement du cinéma? On n'a jamais vu autant de navets au petit comme au grand écran. La culture commerciale envahit tout, y compris dans des pays qui prétendent à un cinéma national. Succombant au même culte, les institutions qui subventionnent les productions au Canada, y compris au Québec, privilégient à tort pareil critère pour juger d'un projet ou de son succès.

Que des évangélistes s'en prennent aux films «pornographiques» ou «trop violents», voilà qui pourrait faire une bonne comédie. Aux États-Unis, ils organisent des boycottages de projections, à défaut de pouvoir les faire interdire. Au Québec, par contre, c'est d'un milieu religieux que sont venues les cotes de cinéma, respectueuses de la liberté du public et des artistes, mais néanmoins critiques de films peu dignes d'une culture de qualité.

Que conclure sinon que le cinéma n'a pas besoin de censure, mais que son financement, quand il est public, gagnerait à passer par des comités d'attribution plus nettement représentatifs des intérêts en jeu.

redaction@ledevoir.com

Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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