Réalisatrices au bord de la crise de nerfs

Afin de souligner le soixantième anniversaire du Festival de Cannes en 2007, son président, Gilles Jacob, avait demandé à des cinéastes consacrés sur la Croisette de participer à un collectif sur le thème de la salle obscure. La mosaïque Chacun son cinéma comportait 35 courts métrages signés par les grands noms du septième art, de Polanski à Oliveira, de Cronenberg à Ken Loach, de Gus Van Sant à Wong Kar-wai, etc.
Tous ces illustres sont venus rencontrer en mai dernier les médias pour la photo de famille. Notre oeil était frappé, en observant cette chaudrée de grosses légumes, par la présence incongrue d'une femme, pâle sur son siège, déstabilisée, seule de son espèce et dévisagée comme telle.La Néo-Zélandaise Jane Campion demeure à ce jour l'unique réalisatrice à avoir remporté une Palme d'or à Cannes, pour La Leçon de piano en 1993. Depuis, elle constitue un symbole, one of the boys, presque la femme à barbe, mal à l'aise dans ce rôle imposé par le destin. Mais il faut ce qu'il faut.
Elle n'est pas tout à fait seule dans le vaste monde, remarquez...
Au long des 80 galas des Oscars hollywoodiens, trois femmes, en tout et pour tout, ont vu leur nom atterrir dans la section «meilleure réalisation»: Lina Wertmüller pour Pasqualino Settebellezze , Sofia Coppola pour Lost in Translation et Jane Campion pour sa Leçon de piano. Aucune n'a remporté la mise, mais les nominations féminines sont si inusitées en ces sphères qu'elles s'apparentent à des victoires. Encore heureuses de repartir çà et là avec un prix de scénario, les dames. Monter plus haut? N'y songez pas.
Rare cas de figure: celui de Sarah Polley, qui triomphait lundi dernier aux Génies canadiens avec son Away from Her. Toute blonde, pâle elle aussi, mais ravie. Une aubaine. Pensez donc!
Aux alentours du 8 mars, il est de mise de condamner les disparités entre les hommes et les femmes au travail. Tout le monde tend l'oreille, au milieu des flonflons de la fête, puis le sujet retombe à plat. Le féminisme n'a désormais la cote qu'une fois l'an.
Autant en profiter...
Histoire d'être entendues, en cette semaine placée sous le signe de Vénus, à Montréal, le groupe des réalisatrices équitables démontrait, mercredi dernier, étude à l'appui, noir sur blanc, à quel point les Québécoises sont sous-représentées aux postes de commande du grand et du petit écran.
N'ayant nulle envie de chipoter leurs chiffres, ou de contredire leur discours, en accord complet avec elles, je m'empresse de tirer mon chapeau à ces femmes en butte contre la marée.
Pourquoi aussi minoritaires, les femmes de caméra, au juste?
Écartées des ligues majeures par les hommes aux commandes et par leur faible estime d'elles-mêmes, cantonnées au cinéma dans les secteurs moins compétitifs, craignant de s'aventurer dans les eaux remplies de requins du long métrage de fiction ou recalées avant la course.
Mettez ça sur le compte de l'éducation, de la société, du poids des traditions, de facteurs innés ou acquis...
J'entends des femmes plus fonceuses s'irriter, des hommes ricaner en voyant des filles trébucher, douter, reculer, avancer encore. Bas les pattes! Les structures millénaires des ghettos de pouvoir sont si lourdes à mouvoir. Assez pour en perdre le souffle. Remisez vos reproches.
Et sortez un moment des frontières du Québec, juste pour saisir à quel point le phénomène est d'ordre planétaire. Oui, en France, la relève des réalisatrices apparaît plus solide qu'ailleurs, mais elles en arrachent là aussi et nous le répètent à la moindre occasion.
En musique (sauf en composition, tiens donc!, autre problème de direction), dans le champ des arts visuels, en littérature, au théâtre, dans plusieurs secteurs culturels, les femmes sont mieux représentées qu'au septième art. Lorsque les gros sous entrent en ligne de compte, tant d'amazones tombent au combat. Or le cinéma, c'est cher...
Situation qui ne date pas d'hier, au fait. En 1973, Tichi Wilkerson Kassel, rédactrice en chef du Hollywood Reporter, alarmée par la sous-représentation des femmes au cinéma, fondait à Los Angeles Women in Film, première association féminine dans le domaine. Aujourd'hui, il en existe une cinquantaine à travers le monde. Women in Film and Television (WIFTI) chapeaute à l'international ces sections depuis 1997, tente de développer des réseaux dans les pays en voie de développement. Pas facile!
C'est ce même WIFTI qui organise aujourd'hui sur l'écran du Centre Segal au Saidye, Côte-Sainte-Catherine, à 19h, une projection de neuf courts métrages de femmes. À Montréal donc, mais aussi dans 19 autres villes du monde. On y verra, entre autres, MEET-MARKET.ca de la Québécoise Geneviève Poulette, Desires de l'Anglaise Kate Jessop, Sexy Thing de l'Australienne Denie Pentecost, etc.
Va falloir étirer le 8 mars. Pour qu'il puisse contenir les activités féminines, de plus en plus souvent concentrées en vingt-quatre heures...
Associations, festivals de femmes, programmes et projections consacrés aux caméras roses. Oui, ça prend des vitrines, et par ici les claques dans le dos! Mais ces initiatives cantonnent en contrepoint les réalisatrices dans leur case à part, leur jour à elles. Le soutien précieux se heurte au repli sur soi. Que faire?
Entre les périls de la ghettoïsation et la nécessité de s'épauler flotte le malaise. Un tel besoin d'assistanat, comme au Tiers-Monde... Humiliant, tout ça!
On voudrait cesser d'ausculter d'une année à l'autre le même malade chronique. L'an dernier à pareille date, j'y allais de ma petite chronique alarmiste. Mais la situation empire et les jeunes cinéastes ont autant de mal à s'imposer que leurs aînées, davantage même. Ce qui vaut bien entendu pour d'autres secteurs professionnels. Patience, tout
de même!
Qu'il soit plus aisé d'être un homme qu'une femme aux hauts échelons du milieu du travail, la moitié du monde le sait. L'autre s'en doute...
Mais l'avenir est jeune et l'espoir fait vivre.
Vraiment tannées, qu'elles seront demain, les filles. Et alors! Je ne vous dis pas...
otremblay@ledevoir.com
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