Une fille allumée

Je lui ai déjà dit non deux fois. Mais si j'étais son mec, je lui dirais «peut-être» tous les jours et oui toutes les nuits. D. Kimm n'est pas femme à renoncer ou à baisser les bras. L'organisatrice et productrice du festival Voix d'Amérique fait partie de mes icônes du féminisme assumé au même titre que Diane Dufresne, Françoise David et Camille Paglia. Elle m'a demandé deux fois de participer à son Combat contre la langue de bois et, par trouille pure et simple, j'ai refusé.
Marie-France Bazzo a probablement raison: les filles n'aiment pas débattre, ont peur de s'avancer et de prendre le crachoir qu'on leur tend.D. Kimm, elle, est d'une autre race. Elle dirige Les Filles électriques, un organisme dédié aux manifestations artistiques interdisciplinaires comme la littérature orale, écrite ou électronique. La prise de parole est au centre de l'oeuvre de cette artiste marginale qui a dirigé une centaine de spectacles, qui a produit un CD poésie-musique (Le Silence des hommes) et qui monte régulièrement sur scène pour faire une folle d'elle-même sans la moindre inhibition.
«Faut assumer: dès qu'on sort de la masse, du troupeau, on va être jugée, convient-elle. Ce n'est même pas une question de confiance en soi. Trouve la switch en toi pour foncer. Elle est là, quelque part. Moi, je préfère me casser la gueule que regretter. Plus jeune, je ne voulais pas avoir l'air d'avoir l'air. C'est l'avantage de vieillir, on se fout du jugement des autres. Sinon, c'est une aliénation supplémentaire: tu laisses les autres décider de ce que tu vas penser de toi!»
Pour D. Kimm, monter au front est une forme viscérale d'affirmation et la peur ne devrait paralyser personne. Voilà pourquoi son Combat contre la langue de bois, auquel ont participé notamment Monique Giroux, Loco Locass, Jim Corcoran, Francine Pelletier, Richard Desjardins, Micheline Lanctôt, Mado Lamothe et René-Daniel Dubois, est devenu une des pièces montées de son festival bilingue, qui vient de célébrer son septième anniversaire: «Y a rien qui se dit au Québec, et même les grandes gueules ont une cassette sur "un" seul sujet. Si on ose contredire le discours ambiant, on s'excuse pendant deux semaines après. C'est atroce. On ne dit plus rien, on blaste ceux qui osent, et après on trouve tout platte, tout raboté, "mainstream". Ça prend une unanimité; c'est le côté famille du Québec. On a perdu ce côté fier et audacieux des coureurs des bois. On a traversé mer et maringouins pour venir s'installer ici. On devrait être plus forts que ça.»
Quant à elle, D. Kimm s'est donné comme mission de désacraliser la poésie avec le festival Voix d'Amérique: «J'haïs ce qui est prétentieux et coincé. La poésie, c'est physique, complètement dans la vie. Pourtant, l'image est "clean", abstraite, la poésie dans un mausolée. On ne va pas mettre les poètes sur un piédestal, de toute façon ils sont tous à moitié alcooliques!»
Féminisme appliqué
Dans le paysage artistique québécois, elle est un modèle pour la jeunesse et pour les amis de sa fille de 20 ans. Je ne partage pas ses goûts musicaux pour le noise qu'elle fabrique avec des samplers, des pédales à effets, des loop stations et un kaos pad. Pensez à du Laurie Anderson en plus thrash, ça dit tout et ça nécessite des amortisseurs pour tympans. Je suis parfois médusée par ses coups de coeur poétiques (spoken word, slam, culture queer anglo) mais j'apprécie au plus haut point sa «libération», l'air qu'elle déplace avec intelligence et la place qu'elle revendique sans renier un seul centimètre de sa féminité. Elle est la définition même d'une «démarche artistique», brasse les cartes et remet tout en question, permet à la vie de s'infiltrer dans les interstices du béton.
«Je ne me définis pas comme féministe mais je le suis. Je te dirais qu'être féministe, ce n'est pas assez. Comme l'amour n'est pas assez. Moi, je veux être l'héroïne de mon film. Les filles s'empêchent de faire tant de choses, ont encore besoin de l'approbation des gars. Je ne milite pas pour les droits des femmes, je milite pour qu'on soit solidaires. Les filles sont tellement jugées dès qu'elles montent sur une scène. On se dit: elle a un gros cul, elle est maigre, elle est trop sexy, pas assez. En trois minutes, 100 personnes pensent tout ça. Yann Perreau, lui, il peut jouer avec son cul et on trouve ça bien.»
J'ai récemment observé D. Kimm sur scène et j'ai pensé: «Wow! Quelle simplicité, quel naturel, quelle beauté, quelle somptueuse maladresse, quelle luminosité! J'aimerais être elle une journée dans ma vie.»
«Je me sens électrique, me dit-elle en souriant calmement. Je pogne en feu. Je veux explorer, apprendre, c'est ça qui me "drive". Je me comprends dans l'action. J'ai besoin de risque et je me brûle. Quand tu te casses la gueule, y a juste toi qui s'en souvient. Tout ce qui est vrai est exigeant.»
Le silence des femmes
Selon D. Kimm, si le féminisme en arrache aujourd'hui, c'est en partie à cause du «complexe de la maîtresse d'école»: «C'est comme pour le marxisme-léninisme: ce qui manque d'humour devient empoisonné. Ça donne quoi de militer pour l'équité salariale si tu piques une crise parce que ton chum regarde une autre femme? T'es pas tellement avancée... », dit cette fille qui refuse de se prendre au sérieux et s'entoure également d'hommes pour travailler et varier les dynamiques.
«Je ne suis pas dans l'affrontement avec les hommes, je n'ai pas le temps. On est différents. C'est irréconciliable. Je ne veux pas être "amie" avec les hommes, je veux dealer avec eux. C'est pas pareil. Même chose avec mon chum: je ne cherche pas à communiquer à tout prix et je ne veux surtout pas être "amis". La rencontre avec un homme se fait dans l'intimité, physique, affective. On veut se déshabiller et se révéler. Mais on a tous peur de ça. Communiquer, ce n'est pas assez, on veut que l'autre soit curieux.»
Souvent, l'autre est plus peureux que curieux à l'égard de cette femme qui a du chien: «Je fais peur aux hommes, c'est sûr. Pour qu'un gars m'approche, il faut qu'il passe par-dessus l'image, il faut qu'il soit courageux. Juste pour ça, ça en fait un être exceptionnel.» Ça va, j'ai une petite idée du processus d'élimination...
En attendant le guerrier d'exception, D. Kimm en mène large même si c'est parfois lourd à porter. «Il y a tellement de poids sur les épaules des filles. Il y a tellement de choses qu'on veut faire que nous sommes continuellement en état d'échec. On mène la vie de nos mères et de nos pères en même temps. Le phénomène de la pige nous a rendues performantes et nous a crinquées: les normes sont devenues surhumaines. Et je vois beaucoup de femmes amères, tristes, qui n'ont pas la vie qu'elles veulent et qui trouvent ça trop gros de changer. Certaines ont lâché... Pourtant, on ne vit pas dans une dictature! C'est une question de courage, choisir sa vie et l'assumer. Faut juste apprendre à dire "fuck off"!»
Traduisez comme vous voudrez, au féminin si vous préférez.
De retour ici la semaine prochaine pour causer tourisme d'aventure avec un des grands du dépassement de soi.
cherejoblo@ledevoir.com
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«Le bonheur, ça ne m'intéresse pas tellement. Pourquoi être heureuse? Je préfère la fébrilité et l'intensité. Je préfère avoir peur et aimer.» - Le Silence des hommes, D. Kimm
«Une femme qui se croit intelligente réclame les mêmes droits que l'homme; une femme intelligente y renonce.» - Colette
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Lu: un article sur le féminisme 2.0 dans la dernière livraison du magazine Utne (mars-avril 2008). Les premières expériences avec le féminisme se font souvent dans la blogosphère. Il n'y a d'ailleurs pas de féminisme monolithique dans les carnets. «Des milliers de personnes entretiennent leur propre mini-féminisme», relate l'auteur. Pour se diriger vers les sites: www.utne.com/feministblogs.
Reçu: le livre Slam entre les mots de Stéphane Martinez, une anthologie de slameurs, ces «héritiers de diverses traditions orales — troubadours, griots, repentistas, chansonniers, muezzins... ». Pour s'initier à cet art collectif et revendicateur qui, de marginal il y a cinq ans, est devenu mainstream.
Noté: que le festival international d'art féministe Edgy Women se poursuit jusqu'à demain au Studio 303 à Montréal. www.edgywomen.ca. Demain, de 14h à 17h, vous pouvez aller prendre le thé avec des femmes qui ont fait des choix de carrière étonnants. «Pour vous mettre en appétit, sachez qu'une "carrière edgy" implique une certaine dose de courage, de prise de risques, de choix non conventionnels et parfois même de parcours tortueux. Vous découvrirez que ce ne sont pas tous les métiers qui s'apprennent à l'école!» Activité gratuite.
Feuilleté: L'ABCd'art de la rue des femmes (Éditions du Remue-Ménage), préfacé par D. Kimm, un ouvrage dont les profits de vente seront versés à l'organisme d'aide aux femmes en difficulté La Rue des femmes. 440 mots et définitions regroupés qui font voyager au coeur de la réalité des femmes de la rue et des intervenantes. À «beauté»: «Éclat qui habite les êtres qui se souviennent de leur grandeur et de leur unicité avec la vie.» Ça m'a fait penser à D. Kimm.
Pris: l'avion pour aller célébrer le 8 mars à Pokhara. Suivez le trek des femmes pour le développement et la paix: www.ceci.ca.
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Joblog - Les hommes peuvent attendre?
Voilà un petit bouquin à la jaquette rose, paru en anglais sous le titre Live Alone And Like It, qu'on m'avait demandé de préfacer, probablement parce que mon célibat assumé, choisi/subi/choisi/subi, est de notoriété publique.
Je ne l'ai pas fait, pas du tout, non par manque d'intérêt pour le sujet mais par manque de temps, tout simplement. Le titre en français peut prêter à confusion: Les hommes peuvent attendre - L'art de vivre seule (Flammarion), mais bon, j'imagine que c'est plus vendeur comme ça.
Dire aux hommes qu'ils peuvent attendre, c'est déjà attirer leur attention...
Les temps ont bien changé, direz-vous. Le petit bouquin jadis audacieux de Marjorie Hillis fut écrit en 1936.
Le téléphone portable n'existait pas: «Souvenez-vous que rien n'est plus dangereux pour votre estime personnelle que de rester près d'un téléphone qui ne sonne pas.» J'avoue que, portable ou pas, that's the attitude, baby! (Pour VLB: c'est l'attitude, bebé.)
Mis à part quelques incongruités technologiques et autres références comme celles-là, tout est resté intact dans la psyché féminine! Cette femme journaliste qui a travaillé au Vogue durant 20 ans a trouvé chaussure à son pied trois ans après la parution de son délicieux petit ouvrage, à l'âge de 49 ans.
Il faut dire qu'elle n'avait pas le célibat triste et n'attendait rien ni personne pour jouir de la vie.
Pas de complexe de la dame négligée avec cette femme qui estimait que l'audace est une qualité fort utile lorsqu'on vit seule.
À qui le dites-vous, ma bonne dame! Bien plus que l'aviron, c'est l'audace qui nous mène.
Au féminin
«C'est quoi, le féminin d'une garçonnière?», me demande mon copain Francis. «Euh... bonbonnière?»
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