Des questions lancinantes
Quand un Parlement n'a rien de moindrement substantiel à se mettre sous la dent, quand les plus gros dossiers comme le budget ou le sort de la mission afghane sont classés, la table est mise pour qu'un germe de scandale mûrisse avec le temps qui passe. Ayant évité des élections précipitées, les conservateurs de Stephen Harper sont aujourd'hui pris dans ce piège et c'est la réputation du premier ministre qui risque d'en sortir ternie.
Leur boulet: l'affaire Cadman. L'histoire est confuse et même, à certains égards, invraisemblable. Tout tourne autour du vote de confiance auquel faisait face le gouvernement Martin au printemps 2005. Son sort ne tenait qu'à un vote, celui du député indépendant Chuck Cadman. Tout le monde savait que l'homme souffrait d'un cancer de la peau, que ses jours étaient comptés. Il est d'ailleurs décédé le 9 juillet suivant. Dans ces circonstances, la dernière chose qu'il voulait, et tout le monde le savait aussi, était de se retrouver en campagne électorale.Le soir même, sur les ondes de CTV, il disait avoir été approché par les conservateurs pour réintégrer le caucus, mais sans plus. Un peu moins d'un mois plus tard, il admettait, sur les ondes d'une radio de Vancouver, qu'on lui avait proposé de l'aider financièrement lors d'une éventuelle campagne.
On sait maintenant qu'en privé il en a dit davantage. Il a confié à sa femme Dona, à sa fille et à son gendre que deux émissaires conservateurs, dont il n'a pas révélé l'identité, lui avaient offert une assurance vie d'un million de dollars. Personne n'en aurait rien su si Mme Cadman ne s'était pas confiée à l'auteur d'une biographie de son mari qui doit paraître dans deux semaines et dont le contenu a été éventé la semaine dernière. Sur le coup, les conservateurs ont nié.
Toutefois, Mme Cadman a maintenu sa version des faits, sa fille a renchéri, tout comme son gendre. En plus, l'auteur a rendu public l'enregistrement d'une courte entrevue effectuée avec Stephen Harper au moment où il sortait du domicile des Cadman peu de temps après le décès du député.
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Cet élément est peut-être le plus embarrassant pour le premier ministre. M. Zytaruk lui demande: «Je veux dire, il avait une assurance vie d'un million de dollars. Savez-vous quelque chose à ce sujet?» Harper répond: «Je ne connais pas les détails. Je sais qu'il y avait des discussions.» Il a ajouté plus tard: «L'offre à Chuck n'était que pour compenser des pertes financières advenant des élections.»
Cette entrevue démontre qu'il savait que ses émissaires souhaitaient discuter argent avec le député. Il jugeait la démarche inutile auprès d'un homme droit comme Cadman, mais il n'a pas interdit aux deux hommes de tenter leur chance. Il ne s'en est pas indigné non plus.
On a aussi appris cette semaine que, lors de sa visite à Mme Cadman, cette dernière l'a questionné sur l'offre d'assurance. Harper lui a dit ne rien savoir et elle l'a cru, a-t-elle déclaré. Mais cela signifie que Stephen Harper a été alerté deux fois plutôt qu'une, il y a déjà deux ans et demi. Qu'a-t-il fait quand il a su? Depuis que l'affaire a éclaté, il répète que ses émissaires n'ont fait qu'offrir au député de réintégrer le parti, d'être candidat et de l'aider financièrement pour sa campagne.
On parle ici d'un cancéreux en phase terminale qui avait eu beaucoup de mal à se présenter pour le vote. Pas une seule personne saine d'esprit ne penserait proposer à un individu aussi malade de se relancer en campagne électorale. Ce volet des explications conservatrices est le plus loufoque. La promesse d'une assurance vie d'un million peut paraître logique, mais pareille police pour un mourant coûterait une fortune.
Premier visé, le premier ministre ne s'aide pas en opposant les déclarations des membres de la famille Cadman à celles du député décédé. Pourquoi la famille mentirait-elle sur cette question, surtout que Dona Cadman est — étrangement — candidate conservatrice? Et tenter d'intimider les libéraux avec une menace de poursuite en diffamation ne fait que jeter de l'huile sur le feu.
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Sans faits nouveaux, cette controverse pourrait s'essouffler, mais elle laissera des cicatrices car les allégations sont faciles à comprendre comparativement au dédale des commandites. Un homme se meurt et un parti est soupçonné d'avoir tenté d'exploiter son sentiment d'insécurité. Ça sent le cynisme en plus d'être indigne. Tout le monde comprend ça. Et les libéraux ne lâcheront pas le morceau de sitôt, surtout que cette controverse leur permet d'attaquer Stephen Harper sur le front de l'éthique, le thème central de sa dernière campagne.
Le doute qui pèse sur les conservateurs est aussi alimenté par d'autres cas, moins odieux mais similaires, survenus dans le même parti. En 2000, l'Alliance canadienne aurait offert de dédommager financièrement le député Jim Hart pour qu'il cède son siège au nouveau chef Stockwell Day, ce que M. Hart n'a pas nié l'an dernier. En 2005, le PC a offert 50 000 $ à un candidat d'Ottawa, Alan Riddell, pour qu'il retire sa candidature au profit d'un candidat-vedette, le dénonciateur Allan Cutler. L'affaire s'est retrouvée devant les tribunaux, qui ont donné raison à Riddell; celui-ci a poursuivi Harper pour diffamation, ce qui fut réglé hors cour.
Toute la vérité ne sera jamais connue puisque le principal protagoniste est décédé, mais une façon simple de dissiper une partie de ce lourd nuage serait pour les conservateurs de mettre cartes sur table et de cesser d'agir comme si l'enregistrement de l'été 2005 n'existait pas. Quand Stephen Harper parle de compensations financières à Tom Zytaruk, de quoi parle-t-il? Que savait-il à l'époque et qu'a-t-il fait pour éviter qu'un faux pas et peut-être même un acte criminel soit commis? Il pourrait commencer par répondre à ces questions simples. On n'a pas besoin d'une enquête publique pour ça. Seulement d'un premier ministre qui cesse de se défiler.
mcornellier@ledevoir.com