L'affaire Cadman : sans suite et sans fin!
Il y a des Parlements dont les anciens membres ont des raisons de marcher la tête haute, parce qu'ils correspondent à des temps forts de la vie publique canadienne. Le 38e Parlement, sur lequel a brièvement régné le régime minoritaire de Paul Martin, ne sera jamais de ceux-là.
Bien avant que l'affaire Cadman (du nom de ce défunt député indépendant à qui les conservateurs auraient prétendument promis mer et monde pour faire tomber le gouvernement Martin au printemps de 2005) ne fasse surface, les semaines au cours desquelles le régime libéral a oscillé entre la vie et la mort faisaient triste figure.Les libéraux qui accusent aujourd'hui leurs adversaires de n'avoir reculé devant rien pour les faire tomber en savent quelque chose. Pour retarder l'échéance d'une reddition de comptes électorale sur le scandale des commandites, le gouvernement Martin a notamment réécrit la politique budgétaire du Canada et réaménagé en catastrophe le cabinet pour faire une place à Belinda Stronach.
À l'époque, le professeur Tom Flanagan faisait partie de la garde rapprochée de Stephen Harper. Par la suite, il a écrit que cet accès de frénésie collective était d'autant plus singulier que les conservateurs n'étaient pas véritablement prêts à aller en campagne. Leur échec leur a permis de reculer pour mieux sauter. Sans l'appui déterminant de Chuck Cadman aux libéraux, Stephen Harper ne serait peut-être pas au pouvoir.
***
On peut avancer sans se tromper que les libéraux — hyperactifs sur tant d'autres fronts — n'ont pas participé à une guerre d'enchères pour le vote de M. Cadman. Mais il faut aussi dire qu'ils n'avaient aucun besoin de le faire. Au printemps de 2005, Chuck Cadman se mourait d'un cancer. À l'évidence, il n'avait pas la tête aux élections.
Il y a de bonnes raisons pour lesquelles les députés attendent souvent le plus longtemps possible pour tirer leur révérence de la politique quand ils sont gravement malades, et l'espoir d'une guérison n'est généralement pas du nombre. Personne ne coupe sciemment son lien d'emploi dans ce genre de circonstances. Pour un député, renoncer formellement à la vie politique pour se consacrer à une lutte perdue d'avance contre la maladie consiste à priver sa famille d'une partie importante des avantages posthumes qui se rattachent à la fonction de parlementaire.
Au printemps de 2005, la maladie de Chuck Cadman était connue d'un océan à l'autre. Avec une espérance de vie de quelques mois, il n'était pas vraiment question qu'il sollicite un autre mandat pour finir ses jours comme député. À la lumière de la promesse de Paul Martin d'envoyer le Canada aux urnes dans les 30 jours suivant le rapport Gomery, personne n'aurait pu lui en vouloir d'être enclin à prolonger la vie du gouvernement.
Le vote de Chuck Cadman aux Communes a été le dernier et le plus célèbre acte d'une vie publique irréprochable. Il ne voulait pas qu'il soit entaché par la moindre apparence de conflit d'intérêts. En même temps par contre, son intérêt personnel et celui de ses proches passaient explicitement par le maintien en poste du gouvernement.
M. Cadman a confié à sa famille, mais à personne d'autre, que ce n'était pas tout à fait le cas. Il leur a dit qu'il avait eu le choix et qu'il avait maintenu sa décision d'appuyer les libéraux à la face de l'offre conservatrice d'une assurance vie d'un million de dollars. Il a dit le contraire en public. Les conservateurs nient avec véhémence lui avoir fait une telle proposition. L'hypothèse d'une assurance vie de cette importance accordée à un mourant ne correspond pas à la réalité de l'industrie.
Personne n'a de raison de croire que le député n'a pas voté selon sa conscience. Stephen Harper était convaincu que l'argument financier n'était pas fondamental pour Chuck Cadman et il en avait avisé ses conseillers.
Peut-être le député a-t-il été convaincu, comme Belinda Stronach a affirmé l'avoir été, que la défaite du gouvernement Martin porterait un très dur coup à l'unité canadienne. Cela semble ridicule aujourd'hui, mais, à l'époque, c'était l'argument massue que brandissaient les libéraux pour justifier l'énergie qu'ils mettaient à se maintenir au pouvoir. Chuck Cadman trouvait peut-être aussi que son ancien parti, qui l'avait écarté au début de sa maladie, ne méritait pas encore de s'emparer du pouvoir. On ne le saura jamais.
***
M. Cadman n'est plus de ce monde pour témoigner de vive voix de ses échanges privés avec le Parti conservateur, ce qui voue vraisemblablement les enquêtes à ce sujet à finir en queue de poisson. Mais si les morts ne parlent pas, les actes de ceux qui leur survivent ne sont pas dénués de sens. La veuve de Chuck Cadman — qui a confié cette histoire au biographe de son mari il y a trois ans en dénonçant ses présumés auteurs — porte néanmoins aujourd'hui les couleurs du Parti conservateur. Sachant ce qu'elle savait, elle était disposée à recommander Stephen Harper comme premier ministre aux électeurs.
Enfin, pour bien comprendre combien l'histoire Cadman tombait à pic pour les libéraux fédéraux la semaine dernière, il faut aller à www.cbc.ca/mercerreport/#664984805 pour voir le sketch lapidaire livré par le comédien Rick Mercer à l'antenne de la CBC dans la foulée de la décision de Stéphane Dion de s'incliner devant le budget conservateur. Dans un registre différent du groupe Loco Locass mais avec des conséquences potentiellement aussi corrosives, son Message from the Liberals pourrait bien devenir le Libérez-nous des libéraux du Canada anglophone.
chebert@thestar.ca
Chantal Hébert est columnist politique au Toronto Star.