Questions d'image - Kent, François, Guy et les autres...

«Guy-Guy, Guy-Guy!» scande la foule debout. Pour un peu, on se croirait au Forum un soir de série éliminatoire après le but vainqueur du «démon blond». Je n'en crois ni mes yeux ni mes oreilles. Pourtant, point de Centre Bell ni de Forum. Je suis, comme les autres, joyeusement ébahi dans ce public en liesse, au beau milieu de la salle Wilfrid-Pelletier, temple montréalais de la musique classique. Sur la scène, Kent Nagano et l'Orchestre symphonique de Montréal au grand complet, tandis que se présentent cinq Glorieux parmi les plus célèbres, dont Guy Lafleur, légende vivante du non moins mythique club de hockey: le Canadien de Montréal.

Au début de l'oeuvre, on aurait pu se croire par un soir chic de ligue d'impro. L'arbitre ayant déclamé d'une voix officiante: «Improvisation sportivo-symphonique. Joueurs: illimités. Thème: le centenaire du club Canadien de Montréal. Mettant en scène Nagano le virtuose, Dompierre le généreux, Hébert-Germain le lyrique. Durée: 50 minutes.»

À première vue, toutes les composantes sont rassemblées pour popoter une soupe assez bizarre. À dire vrai, j'ai un peu le trac, je crains le pire. Je glisse à l'oreille de ma femme que je trouve l'initiative à tout le moins courageuse.

«Relaxe! me dit-elle, François Dompierre et le Canadien, c'est gagné d'avance!»

Et vlan! Les femmes ont toujours le chic de traîner avec elle, et en toute circonstance, deux armes d'une efficacité redoutable bien dissimulées dans leur sac à main: un instinct dévastateur et un aplomb à couper le souffle. Moi, toujours stressé, je me dis que je serais incapable de fournir quoi que ce soit de communiquant avec pareils ingrédients.

Deux heures plus tard, c'est le triomphe. Nagano a revêtu le chandail «numéro 1» de la Sainte-Flanelle et dirige en reprise le thème de La Soirée du hockey de Radio-Canada. Tout le monde s'embrasse... Je tombe véritablement sur les fesses lorsque, pour couronner le tout, la centaine de musiciens de l'orchestre se met à son tour à faire «la vague» telle une joyeuse bande de tifosi endiablés un jour de victoire de la Juventus de Turin. Si ça continue, la bande de Kent va nous entamer un petit rigodon avec Mononc' François à l'harmonium!

De retour à la raison. Je réfléchis à la portée réelle de tout cela. Je suis allé à un concert. Celui-là fut impeccable à bien des égards. Du reste, le lendemain, en lisant les critiques averties de Christophe Huss et de Claude Gingras, je m'aperçus qu'eux aussi avaient été interpellés à la fois par la qualité de cette prestation, mais aussi par l'assiduité d'une salle disciplinée dès la première partie du concert, une pièce de Strauss pas forcément accessible.

Musicalement parlant, et indépendamment du texte et de la mise en scène, Dompierre l'envoûteur a su comme toujours trouver le coeur des gens sans passer par la case raison. Sa composition imagée — sans fioritures ni référence trop soulignée — a su sortir du mode musique de film pour nous amener dans une dimension plus classique, plus interprétée, avec un bonheur certain. Du grand Dompierre où l'on a retrouvé l'homme curieux que l'on connaît, l'observateur attentif de son époque, éclectique comme toujours, mais combien communicateur. Un Dompierre toujours prêt à vous rendre heureux. De la générosité à l'état pur.

La mise en scène elle aussi a fait montre de la même retenue, donc de simplicité. Là était le plus grand danger, le dosage fut la clé du succès. Le moment le plus émouvant fut sans contredit l'arrivée sur scène de ces cinq «Glorieux» comme je le mentionnais plus haut. L'instant le plus amusant survint lorsque sur les écrans, des joueurs actuels et anciens, déclamèrent, chacun dans sa langue maternelle, la célèbre tirade du grand philosophe du hockey, Claude «Piton» Ruel: «Y'en n'aura pas de facile!»... À cet instant, je me suis même demandé si on ne ferait pas bien de remplacer le «Je me souviens» de nos plaques d'immatriculation par cette maxime encore plus imagée et combien plus pertinente à notre époque.

Le plus surprenant fut, enfin, la rencontre spontanée de Kent Nagano avec notre sport national et son public. La magie fut totale. Nous avons peu de traditions, peu d'ancrages à l'histoire capables, comme le hockey, d'effacer en un seul instant — celui d'une victoire — les multiples différences qui chaque jour divisent et empoisonnent nos existences.

Ce sport est précisément le symbole rare et encore très vivant de ce qui rassemble tout un peuple dans son passé, son présent et son avenir. Personne ne s'attendait ce soir-là à ce que, d'un coup de baguette magique, un chef d'origine japonaise nous amène à le réaliser dans ce lieu. Sans doute ne l'avait-il jamais réalisé lui même auparavant.

J'entends depuis circuler l'idée d'exporter ce type de création musicale vers d'autres pays où un sport emblématique supplante tous les autres. Pourquoi pas? C'est vrai que je n'imagine pas bien Platini et Zidane sur la scène de la salle Pleyel en train de chanter, main dans la main Ce soir on vous met le feu devant une foule parisienne BCBG, smoking et robe à paillettes. Mais bon, dans un pays où le président traite ses concitoyens de «pauvre con», force est de constater que ce dernier a bien l'intention de se rendre loin en matière de démocratisation. Sacré Nicolas!

Allez, on ne sera pas pingre, on va du même coup lui prêter la devise de Ruel. Il la mérite vraiment.

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Jean-Jacques Stréliski est spécialiste en stratégie d'images.

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