Essais québécois - Lettres sur le Sud qui souffre et sur le Québec

Un petit garçon attend que sa mère ait terminé de faire cuire la soupe sur un feu de bois, dans une rue d’un quartier déshérité en banlieue de Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie.
Photo: Agence Reuters Un petit garçon attend que sa mère ait terminé de faire cuire la soupe sur un feu de bois, dans une rue d’un quartier déshérité en banlieue de Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie.

Professeur de science politique à l'UQAM, André Corten va, depuis 40 ans, à la rencontre des exploités et des exclus du jeu économique mondial, particulièrement légion dans l'hémisphère Sud. Se définissant lui-même comme un anthropologue, par sa méthode, doublé d'un politologue, par les questions qu'il se pose, Corten affirme vouloir «comprendre les choses dans leur état le plus pur». À la manière, écrit-il, de Pasolini dont le «regard montrait et transformait la réalité pour la rendre plus visible», il espère, en donnant directement la parole à l'autre souffrant, «faire apparaître le fameux "changer le monde" qui [...] est au coeur de la politique».

En 2006, chez Fides, son Journal en souffrance faisait entendre des voix souffrantes de l'Amérique centrale, des Antilles, de l'Amérique du Sud et de l'Afrique. Cette fois-ci, dans un ouvrage du même genre sous-titré Lettres à mon petit-fils, il recueille essentiellement la parole de «l'autre moitié de l'Amérique du Sud», c'est-à-dire celle des pauvres de la Bolivie, de la Colombie, de l'Argentine, du Chili, du Pérou, du Brésil et du Venezuela. Pendant neuf semaines, de mai à juillet 2006, en compagnie d'assistants locaux, il a mené des entrevues avec des habitants des quartiers pauvres, des paysans et des étudiants universitaires. Le résultat de cet émouvant périple inspire toutefois les mêmes réserves que celui de son ouvrage précédent.

En décembre 2006, dans cette chronique, je soulignais que, même s'il reposait sur une éthique du politique en quête d'une «expression politique de la souffrance», le travail de Corten ne nous offrait finalement qu'une esthétique de la souffrance. C'est encore ce que je retrouve dans L'Autre moitié de l'Amérique du Sud. En préface, Normand Baillargeon avoue qu'il lui «a parfois semblé que la souffrance était le personnage principal» du livre de Corten, avant de découvrir qu'il s'agissait plutôt de l'espoir. Ma lecture ne me mène pas à la même conclusion.

Corten, il est vrai, évoque l'enthousiasme suscité par l'élection de Morales en Bolivie, les bons coups de Chávez — dont il souligne aussi la «volonté de domination hégémonique» — en éducation et en santé et l'amélioration de la situation chilienne, mais ces fragiles constats relèvent plus de son analyse que des paroles qu'il fait entendre. Ces dernières, en effet, parlent d'enfance maltraitée, abusée, de la faim, du manque d'emplois et de la peur constante du vol. Elles parlent beaucoup, aussi, d'un Dieu-refuge, chanté par les églises évangéliques, et d'une misère — Corten le souligne — qui «ne débouche naturellement sur aucune solidarité, au contraire».

Notre guide, c'est une de ses forces, cultive l'ambivalence. Il souhaite faire entendre la souffrance pour faire advenir autre chose, mais il lui arrive de se demander si cela suffit, si son travail contribue vraiment au passage de la souffrance au politique. Cette interrogation ne peut d'ailleurs manquer d'être aussi celle du lecteur.

Je vais dire, ici, une chose qu'on me reprochera peut-être, mais tant pis. L'essence même du travail de Corten — c'est lui-même qui insiste là-dessus — repose sur l'art de donner la parole. Or, dans cet ouvrage comme dans le précédent, cette parole finit par être noyée dans la prose très impressionniste de Corten. L'auteur n'est pas journaliste, et ça paraît. D'aucuns, bien sûr, pour qui le journalisme est un sous-genre, verront là une qualité. Je pense, quant à moi, que cela est, ici, une faiblesse. Un reporter de talent sait comment mettre la parole qu'il a recueillie au centre de son propos, comment la faire ressortir d'un ensemble qu'il met à son service. Il parvient, en d'autres termes, à la traiter sans la trahir, à la mettre en avant en la disposant. Corten, lui, n'y arrive pas vraiment. Peut-être parce qu'il tient à la laisser dans son «état le plus pur», il finit par lui enlever de sa force

Son travail, cela dit, mérite néanmoins le plus grand respect. L'esprit de fraternité et le désir de transmission qui l'animent sont nobles et constituent à eux seuls une leçon d'humanité solidaire. Sa portée, toutefois, est affaiblie par une mise en forme trop tâtonnante pour vraiment éclairer.

Une Persane au Québec

Les Lettres d'une autre, de la professeure et collaboratrice du Devoir Lise Gauvin, auraient pu s'intituler Lettres sur le Québec. D'abord publié en 1987, cet «essai-fiction» nous donne à lire les lettres d'une jeune Persane — on remarquera le clin d'oeil à Montesquieu — venue au Québec, dans les années 1980, pour étudier la littérature. Ce dispositif fictif est prétexte à une solide réflexion sur la situation québécoise qui n'a presque rien perdu de son actualité.

Dans le contexte de la déprime postréférendaire, la jeune Roxane découvre «la violence larvée faite aux Québécois» par un Canada qui l'ignore et la paradoxale désaffection politique qu'elle engendre chez les Québécois. «L'idée d'une spécificité québécoise, remarque-t-elle à regret, a souvent été assimilée devant moi aux combats d'une arrière-garde nationaleuse. [...] Dans la bonne société québécoise, parler d'indépendance revient à dire des incongruités.»

Si elle revenait aujourd'hui, à l'heure où les partisans du bilinguisme à tout prix tiennent de nouveau le haut du pavé, la jeune Persane inventée par Gauvin pourrait reprendre tels quels ses justes propos sur la langue au Québec. «Il n'est plus temps, écrit celle pour qui la loi 101 est une nécessité, de vanter les mérites du français, comme cela s'est fait dans le passé, mais de faire en sorte qu'une collectivité de quelques millions de personnes puisse s'exprimer légitimement dans sa langue. Faute de quoi, elle risque de devenir muette.» Et plus loin: «Une langue qui n'est pas utile devient une langue de cuisine et de tradition.» Manière de dire, donc, que la vraie urgence linguistique au Québec est celle qui consiste à faire du français la seule langue nécessaire dans toutes les sphères de l'existence.

Au «bien parler, c'est se respecter» que l'on nous sert encore trop souvent pour nous faire taire, ces belles Lettres d'une autre opposent un retentissant et trop rare «parler, c'est se respecter». Comme l'écrivait André Belleau: «Nous n'avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler.» Le PQ devrait savoir ça.

louisco@sympatico.ca

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L'autre moitié de l'Amérique du Sud

Lettres à mon petit-fils

André Corten

Préface de Normand Baillargeon

Mémoire d'encrier

Montréal, 2008, 176 pages



Lettres d'une autre

Lise Gauvin

Typo

Montréal, 2007, 160 pages

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